
Le dictionnaire des francophones (DDF) est un projet en ligne participatif visant à légitimer toutes les variétés de la langue française. Il intègre des ressources lexicographiques existantes et les contributions du grand public en valorisant chaque mot, avec une ligne éditoriale inclusive et polycentrique.
Entretien réalisé par Marc PINELLI à Sousse /Tunisie le 15 novembre 2025, lors du festival des francophonies de Sousse. Justine SOUQUE, responsable du Dictionnaire des francophones et Sébastien GATHIER, responsable des données de ce même projet. à la Direction des Relations Internationales de l’Université Jean Moulin Lyon 3.

I-Dialogos : Quand et pourquoi un tel Dictionnaire ?
Justine Souque et Sébastien Gathier : Le Dictionnaire des francophones a été mis en ligne en 2021 selon la volonté du président de la République française, Emmanuel Macron, telle qu’il l’a exprimée en mars 2018 lors du mois de la Francophonie. L’idée était de réaliser un grand dictionnaire de tous les francophones, d’où son nom.
C’est réellement un outil qui appartient aux locuteurs et locutrices du monde entier : les communautés francophones peuvent retrouver leurs mots, leurs expressions, s’exprimer et décrire leur usage de la langue française au quotidien.
Tout simplement pour le faire exister parce qu’il n’y avait pas d’équivalent en ligne avant. Ce projet numérique donne une place et une légitimité à tous les parlers francophones sans les hiérarchiser et sans avoir une approche éditoriale normative. C’est un dictionnaire qui décrit ce qu’on appelle « le français commun mais aussi les français de toutes les aires linguistiques, ce qu’on pourrait appeler les français régionaux.
Avant, il y avait en effet des dictionnaires qui avaient été publiés en version papier et en ligne, qui décrivaient plein de régionalismes et plein de régions francophones, Mais ces données lexicographiques étaient décorrélées du français commun, tel que nous pouvons par exemple le trouver dans le Larousse.
Précisons le, l’objectif du Dictionnaire des francophones, est de fabriquer un espace en ligne avec vraiment tous les mots du français, quelle que soit leur usage, autrement dit, leur contexte, leur acception, leur temporalité, leur aire linguistique Nous intégrons aussi bien les mots dits « archaïques », c’est-à-dire ceux qui font référence à une réalité révolue, que ceux qui viennent d’émerger dans les réseaux sociaux, et ceux bien sûr qui sont issus de contacts avec des langues locales.
I-D : Quelles ont été vos sources pour trouver ces mots « nouveaux » ?
JS/SG : Il existe deux types d’enrichissement du Dictionnaire des Francophones : l’intégration de ressources lexicographiques existantes, donc issues de travaux d’experts sur le terrain et une contribution que l’équipe du DDF qualifie de « profane ». Autrement dit, n’importe peut consulter le DDF et, en s’inscrivant avec son adresse électronique, peut contribuer à l’enrichissement de la base de données.
À ce jour, le DDF regroupe une quinzaine de ressources différentes qui constituent le corpus. Ces ressources recouvrent plus de 300 aires linguistiques, c’est-à-dire des zones géographiques où il y a des locuteurs francophones, à différentes échelles : continent, pays, territoire ou région. Le site dictionnaire des francophones décrit d’ailleurs précisément les données qui ont été intégrées dans l’outil et les utilisateurs peuvent les explorer à leur guise.
I-D : Combien de mots figurent actuellement dans ce Dictionnaire des francophones ?
JS/SG : Pas loin de 600 000 ! L’objectif est d’atteindre un million de mots et d’expressions, selon le Président du Conseil Scientifique, l’éminent linguiste Bernard Cerquiglini, car ce nombre représenterait de la manière la plus réaliste possible toutes les variétés des parlers francophones.
L’Université Jean Moulin Lyon 3, en tant que propriétaire du Dictionnaire des francophones, se doit de veiller à la pérennité et à la mise à jour de l’outil, par exemple en synchronisant les données lexicographiques qui nous ont été confiées par nos partenaires.
En ce qui concerne la temporalité de la mise à jour des données via la contribution des internautes, elle se fait de manière quasi-instantanée, grâce au numérique. En effet, un utilisateur inscrit avec son adresse électronique propose l’enrichissement d’un mot, ou bien un nouveau mot, et à partir de ce moment-là, le Responsable des données, Sébastien Gathier, valide ou non leur contribution. C’est une modération qui laisse une grande liberté, les données sont donc vivantes, dynamiques.

Par ailleurs, les contributeurs peuvent voter pour les contributions des autres, en validant ou non ce qui a été proposé. Retenons que c’est un espace numérique réalisé pour susciter le débat, pour ne rien rejeter mais crée une véritable effervescence autour des richesses de la langue française.
L’équipe du DDF encourage ainsi chaque locuteur et locutrice à venir ajouter de nouvelles définitions qui viendraient coexistées avec celles déjà présentes. Par exemple, le mot « banane » a un grand nombre de sens, selon les usages : certes, c’est un fruit, mais au Québec, c’est l’uniforme des gardiens de prison, en Martinique, c’est le travail, etc.
Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme, d’où la sollicitation d’un Conseil Scientifique composés d’une dizaine d’experts venus des 4 coins de la Francophonie pour suivre les évolutions des usages.
I-D : Comment avez-vous mis en valeur le Dictionnaire dans les différentes zones géographiques ?
JS/SG : M. Slim Khalbous, Recteur de l’Agence Universitaire de la Francophonie (AUF), rencontré à Sousse pendant le Festival a également insisté sur la nécessité de se déplacer pour faire connaître l’outil numérique, accompagner les utilisateurs pour sa prise en main, notamment grâce à des ateliers ludo-pédagogiques ou des conférences, selon les publics cibles.
Pour cela, l’équipe du DDF compte bien entendu sur les différents réseaux et partenariats de l’Université Jean Moulin Lyon 3. Citons celui de l’Alliance AIME (Alliance Internationale des universités Méditerranéennes francophones)
C’est dans ce cadre-là que depuis 2024, année pendant laquelle une nouvelle Responsable de projet, Justine Souque, a été recrutée, le DDF a été présenté évidemment dans plusieurs régions de la métropole, mais aussi en Serbie, en Roumanie, en Italie, en Tunisie, et l’équipe ne compte pas s’arrêter en si bon chemin ! Les déplacements sont également l’occasion de rencontrer les experts sur place qui étudient le parler francophone directement sur le terrain.

Justine Souque et Sébastien Gathier
I-D : A Sousse vous avez été au contact des étudiants de la Faculté de Lettres ?
JS/SG : L’équipe du DDF est ici à Sousse suite à l’invitation de Sami Hochlaf * afin que cette dernière soit immergée dans un contexte francophone unique, celui de la Tunisie.
Le Festival des Francophonies mêle en effet toutes les appropriations locales de la langue française, que ce soit sous ses aspects artistiques, académiques, scientifiques ou politiques. Nous en avons d’ailleurs profité pour rendre visite aux étudiants de la Faculté de Lettres de l’Université de Sousse afin de leur présenter le DDF. Ils ont également pu assister aux travaux numériques des étudiants de l’Institut Supérieur d'Informatique et des Technologies de Communication de Sousse.
Ces rencontres ont été particulièrement enrichissantes, en particulier les retours des enseignants, des chercheurs et des étudiants sur leur rapport à la langue française. Ce fut un échange constructif et réciproque !
I-D : Le DDF a été enrichi de nouvelles expressions tunisiennes ?
JS/SG : Au fil de son séjour en Tunisie, l’équipe du DDF a pu collecter une cinquantaine de mots et d’expressions pour enrichir l’outil numérique, en s’appuyant à la fois sur leurs observations directes et sur les échanges avec des enseignants et experts locaux. Leur première découverte marquante fut le mot capucin, inscrit sur une carte de café, dont l’usage tunisien diffère du cappuccino malgré une origine italienne commune ; sur la base des explications de leurs interlocuteurs, ils ont proposé la définition aujourd’hui retenue dans le DDF : « recette tunisienne du cappuccino ».

D’autres expressions idiomatiques comme « avoir les yeux sur les épaules », signifiant « être vigilant », avaient été probablement ajoutées, ce qui a permis de les comprendre leur sens directement en consultant le DDF.
La démarche de l’équipe du DDF, qui ne se substitue pas aux enquêtes de terrain menées par les linguistes, mais vient les compléter, repose sur les conseils, lectures et éclairages d’experts rencontrés lors des déplacements.
Grâce à ces rencontres, les mots avec l’étiquette « Tunisie » ont quantitativement doublé. L’ajout de ces mots souligne par ailleurs que le français demeure très présent dans l’espace public et numérique tunisien, souvent en bilingue avec l’arabe, et parfois même seul, comme l’équipe a pu le noter sur des panneaux publicitaires ou informationnels, ou bien encore certains textes et graffitis engagés et poétiques dans les rues de Sousse.
Ces observations confirment la vitalité du français dans le pays et la richesse de ses usages locaux. C’est là toute la mission du DDF : documenter et valoriser cette diversité de la langue française. Cette vitalité a été confirmée par les Tunisiens vivant à Sousse, qui constatent au aussi que la langue française a la part belle et que l’anglais, bien que présent, ne la remplace pas.
I-D : Quels sont ceux qui parlent du Dictionnaire ?
JS/SG : Au lancement du projet en 2021, l’équipe du Dictionnaire des francophones a bénéficié du soutien de relais médiatiques et institutionnels, notamment grâce à TV5Monde et à la Délégation Générale à la Langue Française et aux Langues de France (DGLFLF – Ministère de la Culture) qui a également mobilisé des influenceurs pour produire de courtes capsules vidéo.
Depuis 2024, la stratégie de communication a évolué : plutôt que de faire appel à des influenceurs externes, le DDF met en avant des francophones qui s’expriment avec aisance devant la caméra et partagent leur expérience personnelle de la langue. Cette dynamique s’incarne dans la série mensuelle lancée par la Responsable de projet Justine Souque : la série Les mots du mois disponible sur la page d’accueil du Dictionnaire et diffusée en intégralité sur YouTube. Si ces intervenants ne sont pas des influenceurs au sens strict, leurs interventions participent à la visibilité du projet. Ces capsules vidéo sont d’ailleurs dévoilées lors des déplacements dans les universités partenaires de l’Université Jean Moulin Lyon.


Cette démarche s’accompagne d’un travail de sensibilisation menée par l’équipe du DDF : montrer que les régionalismes et les usages vernaculaires, que beaucoup de jeunes francophones considèrent comme « hors du français », sont bel et bien des composantes vivantes de la langue.
Le fait que les jeunes générations ne se rapprochent pas spontanément d’un projet porté par une université s’explique en partie par le poids du français standard enseigné dans l’ensemble de l’espace francophone.
Souvent, les natifs et les apprenants ne reconnaissent pas leurs mots locaux ou contemporains comme du français à part entière, puisqu’ils ne figurent ni dans les dictionnaires scolaires traditionnels, ingénieurs pédagogiques, les enseignants de FLE et, de plus en plus, les acteurs du monde professionnel. Ces derniers y voient un outil précieux d’interculturalité — voire « d’alter-culturalité » — indispensable dans les contextes multinationaux et les mobilités professionnelles.
Passer d’un barreau d’Île-de-France à une pratique juridique au Québec, par exemple, impose de maîtriser des usages linguistiques nouveaux !
Le DDF devient alors un véritable « guide de voyage » linguistique : pour enseigner, pour travailler, pour se déplacer ou simplement pour comprendre la diversité francophone telle qu’elle se vit, se parle et s’invente.
Propos recueillis par Marc PINELLI
*Sami Hochlaf Enseignant-Chercheur (FLSH - Université de Sousse) Président de l'Association des Tunisiens Amis de la Francophonie Directeur du Festival International des Francophonies de Sousse
*Slim Khalbous, Recteur de l'AUF depuis décembre 2019, professeur des universités en sciences de gestion.
*Partenaires du Festival de Sousse : Université de Sousse, ATAF, Institut français de Sousse, Agence Universitaire de la Francophonie (AUF), Organisation Internationale de la Francophonie (OIF,) Association Internationale des Maires Francophones (AIMF,) Laboratoire de recherche Ecole et littératures (Sousse)