Jeffrey David Sachs est Conseiller spécial du secrétaire général des Nations unies Antonio Guterres après l’avoir été auprès de Kofi Annan. Il avait auparavant servi comme conseiller auprès du Fonds monétaire international (FMI), à la Banque Mondiale, à l’OCDE, à Organisation mondiale de la santé (OMS), et au Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD). Ancien professeur à Harvard, il avait rejoint ensuite l'université Columbia pour y diriger l'Institut de la Terre. Il est aujourd’hui directeur du projet Millénaire des Nations unies, président et cofondateur de la Promesse du Millénaire, et chercheur associé à l'Institut national de la recherche économique. Il est a l’origine du Deep Decarbonization Pathways Project (DDPP).
Article communiqué par Sonia Sachs, ce 10 juin 2025. Résumé traduit de l'interview de Jeffrey D. Sachs par Pascal Lottaz
En Ukraine, la guerre pour la guerre
Trois ans après le début de la guerre en Ukraine, l’Occident est enfermé dans une boucle d’illusions et de déni auto-entretenus.
Ce qui avait commencé comme une erreur de calcul stratégique est devenu une catastrophe géopolitique d’une ampleur inouïe — non pas pour la Russie, mais pour l’Occident collectif. En première ligne : l’Union européenne, qui aujourd’hui semble plus instable et fracturée que la Russie à n’importe quel moment du conflit. Alimentés non seulement par des erreurs de jugement mais aussi par un refus obstiné de reconnaître l’échec, les kakistocrates de l’UE n’ont tiré aucune leçon, même après 17 (!!) séries de sanctions. Lors d’un récent entretien dans Neutrality Studies, l’économiste et conseiller politique chevronné Jeffrey Sachs démonte les récits qui maintiennent cette guerre en vie et met en lumière les profondes fractures dans la pensée stratégique occidentale.
Une guerre qui n’aurait jamais dû avoir lieu
Il faut le répéter comme un mantra : cette guerre était évitable. Les États-Unis et leurs alliés de l’OTAN ont poursuivi leur expansion vers l’Est, en dépit de décennies d’avertissements — venant de diplomates, universitaires et même de leurs propres services de renseignement — selon lesquels une telle avancée provoquerait une confrontation avec la Russie. Ces avertissements ont été ignorés. Les accords de Minsk, qui représentaient une voie possible vers la paix, n’ont jamais été respectés de bonne foi.
L’Occident a traité l’Ukraine non comme un acteur souverain, mais comme un pion dans une campagne plus large visant à contenir Moscou.
Résultat : une catastrophe durable pour l’Ukraine et une impasse stratégique pour l’Occident. On a vendu au public une fable — celle d’une Russie économiquement ruinée, d’un Poutine renversé et d’une victoire ukrainienne grâce au soutien de l’OTAN. Rien de tout cela ne s’est produit. L’économie russe s’est adaptée (scandale ! elle ne s’est pas effondrée), la direction politique reste en place, et l’Ukraine est ravagée. Et pourtant, la narration continue, entretenue par des think tanks, des médias et des bureaucrates trop impliqués pour admettre leur erreur.
La faillite stratégique de l’Europe
Au lieu de se réajuster, les dirigeants européens ont redoublé d’efforts, sacrifiant leurs propres intérêts économiques et diplomatiques pour maintenir une posture guerrière dictée depuis l’autre côté de l’Atlantique. L’UE a totalement échoué à penser par elle-même. Le bloc continue d’envoyer des armes et de répéter des slogans sur « l’unité » et les « valeurs », pendant qu’une génération entière d’Ukrainiens est décimée. Et loin de reconnaître que cette guerre doit être résolue par la négociation, ce sont les Européens eux-mêmes qui réclament toujours plus de cette escalade militaire et économique déjà défaillante — alors même que leur parrain transatlantique semble déjà être passé à autre chose.
Pendant ce temps, les promesses non tenues et les tensions internes s’accumulent en Europe. L’industrie allemande perd en compétitivité, les coûts de l’énergie explosent, et pendant que les États-Unis tirent profit de leurs exportations de GNL et de la vente d’armes, leurs alliés européens paient la facture. Tout cela par peur d’un aveu : reconnaître l’échec en Ukraine reviendrait à dévoiler le vide de la politique étrangère européenne et à faire voler en éclats l’illusion d’une cohérence occidentale.
Les complices médiatiques
L’un des aspects les plus insidieux de cette guerre, c’est le rôle des médias. Loin de remettre en question le pouvoir, les grands médias occidentaux ont servi de caisses de résonance aux récits officiels — ignorant les faits dérangeants, faisant taire les voix dissidentes, et présentant toute démarche diplomatique comme une trahison. Résultat : un public systématiquement désinformé. La paix, bien que possible, est devenue un mot tabou.
Ce contrôle de l’information reflète une dérive plus large dans les démocraties libérales, où la guerre est désormais justifiée par des culpabilisations morales et des croisades idéologiques douteuses. La guerre en Ukraine est devenue un théâtre de vertu ostentatoire, où les nuances sont interdites, et où toute personne appelant à la négociation est taxée d’agent du Kremlin. Jeffrey Sachs a parfaitement raison lorsqu’il déclare : « Plus cette guerre dure, plus le coût sera élevé — non seulement pour l’Ukraine, mais aussi pour l’autonomie de l’Europe et la crédibilité de l’Occident en tant qu’acteur mondial. »
Vivre dans la gloire passée
S’il y a bien une chose que cette guerre a révélée, c’est l’incapacité profonde de l’Occident à s’adapter à un monde multipolaire. S’accrochant à l’illusion d’une domination sans partage, les élites occidentales restent prisonnières d’un délire post-guerre froide, dans lequel admettre l’échec reviendrait à reconnaître leur déclin dans un ordre mondial en pleine mutation. Plutôt que d’affronter cette réalité, elles ont choisi l’évitement — sacrifiant la paix régionale pour préserver leur tranquillité psychologique.
Et ainsi, la guerre continue, non pour la victoire, ni pour des valeurs, mais pour épargner à un empire déclinant l’humiliation du réveil.
https://www.youtube.com/watch?v=T_oRDTJRvtE.
https://www.i-dialogos.com/analyses/fermer-les-bases-americaines-en-asie-jeffrey-sachs
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