Thomas, le polonais qui vivait seul en Russie .

Ma vie est dissimulée et concentrée dans ces deux sacs à dos, dit Thomas, le polonais qui a vécu près de 30 années en Russie. 

Thomas est d’ailleurs une exception, parce que rares sont les polonais à vivre là-bas. Il y a bien sur des correspondants de presse polonaise, des ingénieurs polonais en contrats temporaires et quelques étudiants, mais peu nombreux. 

Certes, il y a aussi tous ces descendants des anciens prisonniers politiques polonais qui furent déportés en Sibérie aux XIXème et XXème siecles. 

Mais si les polonais d’aujourd’hui n’aiment pas la Russie, c’est essentiellement pour des raisons politiques et historiques. 

Thomas faisait donc exception. Mais maintenant, c’est au Portugal qu’il voit son avenir. 

Parti en Russie après son bac, quand il n’avait que 19 ans, il n’avait alors aucune idée précise quant à ses orientations futures.  Qu’est-ce que je pensais alors ?  Rien précise t-il. C’était juste une époque intéressante, celle de la chute  de l’Union Soviétique, celle de Gorbatchev, celle d’Eltsine, puis celle qui a vu apparaitre Poutine premier ministre. 

Thomas habitait alors en Bratsk, à 600 kms au nord du lac Baïkal. Il a ensuite résidé à Kaliningrad, capitale de l’enclave russe au bord de Baltique, puis à Moscou. Il y a enseigné comme professeur de chimie, puis a travaillé au sein d’une agence de publicité, tout en participant  au déneigement des rues de Bratsk… à la hache. 

Mais son job principal, celui qui devait lui permettre de gagner correctement sa vie, ce fut comme professeur de polonais.  J’avais beaucoup d‘élèves – dit Thomas - essentiellement des jeunes d’origine polonaise qui voulaient aller poursuivre leurs études en Pologne  et pouvoir, ainsi, obtenir une carte de séjours polonaise. Ce papier donne d’utiles avantages durant les voyages et sejours en Pologne.  Mais, parmi mes éleves, il y avait aussi des russes. 

Au début des années 2000,  à Kaliningrad, j’avais espéré  que le monde serait désormais plus ouvert, que tous les pays se développeraient ensemble, raconte Thomas. J’espérais que nous serions plus riches et plus heureux avec l’ouverture des frontières. Les habitants des régions avoisinantes - Olsztyn, Gdansk et Kaliningrad – pouvaient enfin franchir ces frontières sans visas. 

L’espérance était immense ! Mais - comme dit Thomas - depuis 2014, tout cela tourne très mal. En Europe de l’est, et pas seulement en Russie, on entend à nouveau les rhétoriques guerrières, celles qui séparent les gens entre “amies” et “ennemies”. 

Le 24 février dernier, le jour où l’« opération spéciale » a commencé,  Thomas était à Lisbonne, mais Vitaliy, son compagnon, et Nikita, leur chien, étaient à Kaliningrad. Prend tout avec Nikita, ai-je dit à Vitaliy – rappelle Thomas - prend la machine à café, l’ordinateur et la nourriture du chien, et quitte le logement. 

Thomas souligne, que toute sa vie d’adulte, il l’a donc vécu en Russie, là où vivent ses amis les plus proches. Je sais qu’ils sont contre la guerre, contre la politique de Poutine, mais ils ont peur, précise t’il. Moi, j’ai honte de cette guerre.  Je ne sais pas pourquoi, et je ne suis pas russe.  

Jusque il y a peu, en Russie, on pouvait vivre comme les autres européens.  Je pouvais voyager de par le monde,  explique Thomas. J’ai même investi dans un logement. Mais à présent je ne sais pas où est ma maison. 

Mon ancienne vie est donc désormais là, dans ces deux sacs à dos. 

Thomas a fini par acheter une petite maison, ancienne, dans une des iles des Acores. Il faut maintenant la rénover. Thomas voudrait y habiter  avec Vitaliy et Nikita. Mais comment trouver du travail ? C’est le problème le plus important.    

Je demande à Thomas : est ce que l’âme russe existe ? 

Bien sur qu’elle existe. Elle existe et est partagée entre les russes, les ukrainiens et les biélorusses qui vivaient autrefois en communauté du temps de l’Union soviétique – répond Thomas. Tous parlaient le russe, et souvent comme première langue. Tous mangeaient les mêmes repas, tous regardaient les mêmes films, tous pouvaient même se comprendre au-delà des mots.  

Et maintenant ils s’entretuent : terrifiant paradoxe. 

Ewa Mazgal, 07 mai 2022


Lettre de Pologne, ce 6 avril 2022 

Nous, citoyens d’Olsztyn, nous sommes le dernier maillon de cette « histoire européenne ». 

Nombre de réfugiés en provenance d’Ukraine - officiellement quelques centaines mais en réalité quelques milliers – sont arrivés dans notre région, la Warmie-Mazurie au nord-est de la Pologne. Les habitants les y accueillent le plus souvent chez eux, comme partout en Pologne, alors même que l’on y manque de logements pour les polonais. Il n’y a pas d’emplois disponibles et, en plus,  ceux-ci ne sont pas bien rémunérés. 

Malgré tout,  une solidarité, une solidarité enthousiaste, souvent  improvisée et plus ou moins ponctuelle, s’est rapidement et concrètement exprimée. Elle est l’œuvre de personnes privées, d’ONGs et des collectivités locales. 

À Olsztyn, près de l’église gréco-catholique, une grande Centrale d’aide a été installée. C’est un lieu où on peut apporter de la nourriture ou de l’argent pour les réfugiés ou acheter les fameux pierogis, les traditionnels raviolis polonais que les gens préparent chez eux.   

Dans les rues, à Olsztyn, on entend parler les langues russe et ukrainienne. On y voit des jeunes femmes ukrainiennes, et même russes, avec leurs bébés et des enfants en âge pré-scolaire. Dans l’autobus, j’ai même entendu une petite fille demander en russe :  Maman, est ce que nous rentrons chez nous à la maison ? » « Oui », a répondu la maman alors que sa maison est très provisoire. 

Nous devrons donc faire face à beaucoup de nouvelles difficultés, il ne faut pas s’en cacher. Ainsi des places à trouver pour les enfants dans nos écoles, comme de programmes scolaires à adapter aux besoins des jeunes élèves ukrainiens, sans parler de la question de la langue mais aussi de celle de l’Histoire. Et puis, il y a le sujet des déchets, et celui de l‘espace dans les hôpitaux. La majorité des ukrainiens n’est en effet pas vaccinée et on en ignore même le nombre exact.  

Le gouvernement polonais nous a convaincu que nous, les citoyens comme l’Etat, nous étions prêts à tout, que nous allions nous débrouiller pour résoudre tous les problèmes auxquels sont confrontés tous ces réfugiés, que nous allions consolider et renforcer nos services de santé publique,  etc.   

Mais l’état d’esprit des Polonais est aussi aujourd’hui pour le moins belliqueux. Ainsi la première de « Boris Godounov », mis en scène à Varsovie, qui a été suspendue. On ne joue plus les oeuvres de Rachmaninoff, etc…. 

À Olsztyn, il y a près de 30 ans, après la chute du Mur, un groupe de gens a voulu démolir le monument en mémoire de l’Armée Rouge, construit en 1954 à l’époque communiste. Il s’agit pourtant d’une remarquable création du célèbre sculpteur polonais Xavier Dunikowski qui avait été déporté à Auschwitz dès 1940, avant que le sinistre camp de la mort ne soit, en 1945, libéré par … l’armée russe. 

Le style de ce monument, que j’appelle du « gigantisme brut », est pourtant exceptionnel et unique en Pologne. Il a été classé et a même été enregistré au registre du patrimoine historique par le ministère polonais de la culture. Le ministre vient pourtant d’annuler cette inscription. Pour ma part, je considère qu’il s’agit d’une erreur. J’aime ce monument comme oeuvre d’art et comme symbole du temps passé et perdu; le temps au cours duquel nous avions cru en une paix éternelle … en Europe. 

Mina Gampel, mon amie juive, peintre renommée née à Pinsk en 1940, et qui vit en Allemagne, après avoir été sauvée avec sa famille, avec ses parents et leurs enfants  de 5 de 8 enfants, et qui a vécu en exil en Union Soviétique m’a dit :  Comment ces Russes, qui ont sauvé tant de gens pendant l’Holocauste, peuvent-ils tuer maintenant des enfants ? et attaquer Odessa ?   Ne détruisent ils pas ainsi leur histoire légendaire ? 

Moi qui suis tant attaché à la culture russe, à cette si belle langue russe, je n’arrive pas à comprendre cette folie guerrière que je rejette et que je déteste. J’en suis absolument effrayée. 

Mon coeur est brisé. 

Ewa  MAZGAL Journaliste, Olsztyn, Pologne       


PS. Merci à Malgorzata Czaplarska, directrice du Centre franco-polonais Cotes d'Armor/Warmie-Mazurie, à Olsztyn, et à Pierrick Hamon, pour leurs corrections linguistiques.