Se nourrir en 2050, une priorité qui change de nature. Jean de KERVASDOUE

Article auparavant publié dans la revue Spirale et communiqué par notre ami Jean de KERVASDOUE, ancien titulaire de la chaire d'économie et de gestion des services de santé du Conservatoire national des Arts et Métiers (CNAM), ancien Directeur général des hôpitaux et membre de l’Académie française des technologies. Né à Lannion, Jean de Kervasdoué est un des meilleurs économistes français de la santé. 

Se nourrir en 2050 ?

Se nourrir fut de tout temps la priorité des êtres humains, de tout temps … ou presque, car elle cessa de l’être le jour où la nourriture devint abondante. Les préoccupations changèrent alors de nature : elles ne consistaient plus à chercher à se nourrir, mais à se demander comment le faire. C’est le cas depuis un demi-siècle pour, notamment, la très grande majorité des habitants des pays de l’OCDE de plus en plus nombreux à se perdre dans l’excès. 

Toutefois, si la famine sur Terre régresse depuis la révolution verte des années 1960, elle demeure et touche encore plusieurs centaines de millions d’êtres humains. Ce nombre qui était en constante décroissance s’est malheureusement de nouveau accru en 2022 et ceci d’environ une centaine de millions d’êtres humains, notamment du fait de la guerre en Ukraine. Elle a produit de fortes tensions sur le marché des matières premières agricoles, comme sur ceux de l’énergie et des engrais. 

Qu’en sera-t-il en 2050 ? La tendance heureuse de l’abondance va-t-elle se poursuivre, ou va-t-on connaître des ruptures majeures qu’elles soient techniques, politiques, écologiques, démographiques, sociales ou religieuses ? Y-a-t-il des signes avant-coureurs d’éventuelles ruptures ? Peut-on déceler dès aujourd’hui des signaux faibles ou plus nets pour prévoir la situation de 2050, dans un quart de siècle donc, horizon somme toute assez proche ? 

  1. La production d’aliments

 Il est d’ores et déjà possible de nourrir 10 milliards d’êtres humains 

Si la surface cultivable de la Terre ne représente qu’un peu moins de 3% de sa superficie, nourrir dix milliards d’êtres humains n’est pas un problème technique. En 1980, alors que je dirigeais le Centre de prospective du Ministère de l’Agriculture, j’avais calculé que les Etats-Unis seuls pouvaient déjà nourrir quatre milliards d’êtres humains. Depuis la productivité mondiale, et notamment américaine, a quasiment doublé : il ne faut plus que 0,2 hectares pour nourrir un habitant alors qu’il en fallait le double dans les années 1960. 

Aux Etats-Unis toujours, la politique gouvernementale de gel de terres cultivables demeure, en 2023 11 millions d’hectares exploitables étaient « gelés », soit l’équivalent de 40% de la surface cultivable de la France. En outre, une part importante des récoltes de maïs (40%) de ce pays sert à fabriquer du bioéthanol. Il existe donc des réserves de terres cultivables pour alimenter l’humanité, notamment en Amérique du nord, car il ne faut pas oublier le Canada. Il en existe aussi en Asie, en Russie notamment dont les terres cultivables s’accroissent avec le réchauffement climatique, c’est aussi le cas en Amérique du sud dans la partie tempérée, tropicale et équatoriale car, si cela était nécessaire, cette forêt équatoriale pourrait être mise en culture. Cela se produit déjà au Brésil comme en Indonésie, malgré les condamnations occidentales. Signalons enfin que la photosynthèse, et avec elle le rendement de l’agriculture, s’accroît avec le taux de gaz carbonique dans l’air. 

La population mondiale va se stabiliser autour de 10 milliards 

La population de la planète va continuer de croître. Elle a dépassé les 8 milliards d’êtres humains au début de l’année 2024. Chaque nouvel habitant requiert de l’espace et de l’énergie pour être nourri, habillé, logé, transporté, chauffé, lavé, climatisé … Cette demande croissante, compte tenu des technologies existantes, s’accompagne notamment d’emprises au sol, elles sont urbaines et agricoles et induisent des rejets de gaz à effet de serre. 

Toutefois, cette population va se stabiliser au cours de ce siècle. Du point de vue de l’environnement en général et du réchauffement en particulier, c’est une bonne nouvelle. Toutefois, le vieillissement de la population conséquence arithmétique de la baisse de la natalité aura de nombreux autres effets délétères, à commencer notamment par la faillite des systèmes de retraite par répartition ; mais ceci est une autre histoire. 

La baisse de l’indice de fécondité des femmes est en effet plus rapide qu’il n’était envisagé il y a encore vingt ans. Il est aujourd’hui en moyenne de 2,2 enfants par femme dans le Monde, alors qu’il était de 5 enfants en 1950 ! Le moment de basculement, qui sera atteint quand l’indice de fécondité mondial sera de 2,1, est maintenant proche. Sera-ce à la fin du siècle comme le projette l’ONU qui parle de 2086, ou plus tôt comme d’autres prévisions laissent à penser et tablent sur 2050, comme je l’estime vraisemblable ? Certains d’entre-nous le verrons donc. La population du globe sera alors d’environ 10 milliards d’êtres humains. 

La fin de ce siècle sera aussi celle du début de la dépopulation de la Terre, mais en attendant il faudra accueillir entre 1,5 et 2 milliards d’êtres humains supplémentaires. Ces humains pour mieux vivre, et notamment se protéger du réchauffement, consommeront des énergies fossiles, les pays ayant tardé de produire en quantité de l’énergie nucléaire, la seule capable de s’y substituer de manière efficace. Comme il ne n’est pas possible - et à mon avis pas souhaitable - de brider le développement humain des pays qu’ils soient du nord ou du sud de la planète, l’impact écologique de cette nouvelle population sera sensible. 

S’il est techniquement envisageable dès aujourd’hui de nourrir 10 milliards d’hommes, cela ne veut pas dire que ceux de 2050 mangeront tous à leur faim, car à la question agronomique s’ajoutent des questions géopolitiques, écologiques et économiques. 

Le marché des matières premières alimentaires n’est plus un marché de surplus. Il est devenu une arme stratégique utilisée par un nombre limité mais croissant de pays 

Jusqu’à la fin des années 1960, à l’exception notable du blé, les marchés agricoles étaient des marchés de surplus. Il y avait peu de pays exportateurs, dont les Etats-Unis et la France, il n’y avait pas de surproduction permanente et stable, sauf en Amérique du nord. Les pays peinaient à nourrir leur population. Vint la « révolution verte » due à la sélection génétique des plantes, aux engrais et aux produits phytosanitaires ; les rendements à l’hectare ont en un demi-siècle, nous l’avons vu, plus que doublés. Si bien que, en 2021, 25% du blé produit dans le monde pouvait être exporté, 23% pour les autres céréales et 10% pour le riz (4% en 1970). Toutefois, beaucoup de pays, dont la Chine, mais aussi l’Egypte, le Maghreb et de nombreux pays d’Afrique subsaharienne ne produisent pas assez de céréales pour nourrir une population croissante dont les habitudes alimentaires ont évolué. Ainsi, en Afrique, le pain est devenu un aliment de base. Ces pays importent donc du blé. 

Mais il y a des différences profondes entre d’une part la Chine et quelques autres pays riches (Japon, Corée du Sud, Royaume-Uni Unis) et d’autre part le reste du monde. Avec 22% de la population mondiale, la Chine ne possède que 10% des terres cultivables, elle est donc le 1erimportateur de grains, de soja et d’huile ; elle est aussi le premier importateur de viande : le quart de sa consommation. Elle le restera. Ceci permet de souligner déjà que, quand un pays s’enrichit, ses habitants achètent de plus en plus de protéines : de la viande pour l’essentiel, mais aussi des œufs et du poisson, voire des céréales et des protéagineux non pas pour la consommation humaine, mais pour l’élevage. 

Les produits agricoles sont certes des matières premières mais, bien utilisés deviennent une arme stratégique. Ce n’est pas nouveau car au cours des soixante dernières années, les Américains ont tout fait pour imposer, là aussi, leur hégémonie. Dès 1962, ils se sont violemment opposés à la naissance de la Politique Agricole Commune (PAC) européenne. Les joutes n’ont jamais cessé, surtout quand l’Europe a commencé à être globalement exportatrice. Leurs exigences ont effectivement abouti à la limitation européenne du soutien aux agriculteurs, condition imposée par eux aux Européens pour la signature des accords du GATT, en vigueur jusqu’en 1994. Ils ont aussi tout fait pour limiter la production de protéagineux (soja, tournesol …), en Europe.

Pour y avoir participé, je peux témoigner que les négociations entre alliés, d’apparence feutrées, n’en sont pas moins violentes. Les Américains ont non seulement attaqué tout éventuel droit de douane européen sur leurs produits, mais aussi tout essayé pour supprimer les « barrières non tarifaires » et notamment la notion « d’appellation d’origine » à laquelle la France est, à juste titre, attachée. Leur argument était purement et simplement des arguments de puissance. Toutefois, à la fin du siècle dernier, le duopole US-UE éclate progressivement car sont apparus de nouveaux pays exportateurs et notamment le Brésil et l’Inde ; puis, au début du vingt-et-unième siècle, sont venus s’y ajouter la Russie et l’Ukraine, pays devenus fortement exportateurs, notamment de céréales. 

Le nombre de pays exportateurs s’accroît 

Les exportateurs de grains sont les Etats-Unis, le Brésil, l’Argentine, le Canada, l’Ukraine, la Russie, l’Australie… L’Inde est devenue exportatrice de riz comme la Thaïlande, le Pakistan, le Vietnam et, toujours les Etats-Unis ; pour l’huile de palme ce sont l’Indonésie et la Malaisie. A part le vin, l’Europe n’est pour l’essentiel exportatrice que de produits animaux, avec le Brésil et les Etats-Unis. 

Quant aux importateurs, il y a les pays riches : Chine, Japon, Corée du sud, Arabie saoudite (viande de mouton) et les moins riches comme l’Egypte, les pays du Moyen-Orient, le Mexique et le reste de l’Afrique qui apparaitra sur les marchés mondiaux au fur et a mesure que sa richesse s’accroitra. 

Le rôle de l’Ukraine et de la Russie 

En temps de paix, l’Ukraine, est une grande nation agricole. En 2019, ce pays était le 1erproducteur d’œufs en Europe (16,68 milliards d’œufs), le 2ème producteur mondial de « bio », le 3ème producteur de pommes de terre et de viande de volailles, le 5ème producteur de maïs, le 6ème producteur de blé (80 millions de tonnes), le 7ème producteur de betterave à sucre, d’orge et de colza … Quant à la Russie, avec une production de 134 millions de tonnes de blé en 2018, elle est le deuxième producteur mondial et le premier exportateur (17% des 193 millions de tonnes) ; aussi, quand on ajoute Russie et Ukraine, on atteint 30 % des exportations mondiales. 

Il ne s’agit pas seulement de blé car l’Ukraine était aussi le premier exportateur d’huile de tournesol (50% du marché mondial), le deuxième de colza, le troisième de miel…Si, du fait du réchauffement climatique, les cultures ont parfois souffert de sécheresse, 60% des terres ukrainiennes sont d’une extrême richesse (les « terres noires » contiennent un humus très nutritif) et elles n’avaient pas encore atteint tout leur potentiel. Aussi, au début de 2022, la FAO s’attendait à ce que l’Ukraine vienne compenser les baisses anticipées de production de blé en Amérique du Nord, car la demande au Proche-Orient ne cesse de croître. 

Depuis la guerre, la Russie continue d’alimenter la Chine. Comme les USA, elle ne va pas se priver d’utiliser l’arme alimentaire. La situation est tendue, voire dramatique dans les pays du Sud, notamment chez les importateurs de blé : Maghreb, Egypte, Moyen-Orient, certains pays d’Afrique sub-saharienne, mais aussi Royaume-Uni … Ainsi en 2023, l’Egypte dont la population est de 105 millions d’habitants, a importé 11 millions de tonnes de blé (soit un quintal par habitant), essentiellement de la Russie, de l’Ukraine et de la Roumanie. Elle a aussi importé 9 millions de tonnes de maïs. 

Rappelons que, pendant ce temps-là, l’Union Européenne envisageait de limiter sa production, de réduire les terres arables affectées à l’agriculture tout en favorisant le « bio », plus exigeant en espace pour une production identique. A tel point que le Ministère de l’agriculture américain s’est étonné, comme nous le faisons depuis vingt ans, du « suicide agricole européen ». 

Une plus grande pluralité de l’offre, le maintien des prix bas et la défaite de l’Europe 

Outre le rôle croissant de l’Ukraine et de la Russie, il faut aussi souligner les performances agricoles de l’Amérique latine et notamment du Brésil et de l’Argentine. « Les BRICS élargis aux BRICS+ … maitrisent à eux seuls 60% des exportations mondiales de soja et de sucre, 60% de la production de coton, la moitié de la production mondiale des céréales stratégiques (blé, maïs, riz) et prés de 40% de leur exportation… Face à la représentation simple des BRICS construite autour de de la garantie de sécurité alimentaire à tout prix, celle de l’Union européenne articulée autour de normes morales, sociales, environnementales et climatiques vertueuses a volé en éclat sous les coups successifs de la pandémie de COVID puis de la guerre en Ukraine… Tandis qu’elle (l’Union européenne) cherche à peser dans les équilibres alimentaires mondiaux en orientant les normes de production agricole, ses atermoiements ont érodé sa puissance ainsi que sa capacité à imposer son agenda au profit des pays des BRICS.[1] » La Chine dans cette évolution joue un rôle majeur et est parvenue à exercer une influence profonde dans les organisations internationales, à commencer par la FAO. 

La prospective à 2050 est donc assez aisée. Les importateurs vont pouvoir se détacher de l’emprise économique américaine et écologico-normative de l’Europe. Les Etats-Unis demeureront la première puissance mondiale, mais les pays importateurs pourront aussi se fournir en Russie, en Ukraine, en Amérique du sud, en Australie et en Nouvelle-Zélande. Le Maghreb, l’Egypte, le proche et le Moyen-Orient seront de plus en plus importateurs surtout si la paix s’installe car, une fois encore, plus un pays est riche plus il achète de protéines ou de produits végétaux pour faire de la viande, du lait et des œufs. Reste l’incertitude de l’Afrique sub-saharienne, à l’exception de l’Afrique du sud qui vraisemblablement va suivre les traces de l’Amérique du sud, c’est-à-dire continuer à se moderniser, produire et exporter, c’est déjà le cas de son vin. Les autres pays, notamment ceux du Sahel, demeureront très vraisemblablement des bénéficiaires de l’aide internationale qui ne sera plus exclusivement européo-américaine. 

Un dérèglement climatique qui ne réduira pas la production mondiale 

usqu’ici la question climatique n’a été évoquée que pour remarquer que le réchauffement de la planète a des conséquences favorables pour les productions agricoles des pays du nord : Canada, Russie, Ukraine. Nuira-t-il à d’autres pays dont ceux du pourtour méditerranéen, dont la France ? Peut-être, mais cela dépendra des conséquences de ce réchauffement sur le régime des pluies et surtout de l’adaptation des pratiques agricoles à ce réchauffement. Si la température du globe augmente, pour ce qui est de la pluviométrie, nous restons encore, pour l’essentiel, dans les habituelle variations climatiques. Si, en France, certaines années sont sèches (2022-2023), d’autres sont humides (2023-2024). 

En revanche, il est vrai que si l’Europe et la France demandent de réduire encore l’usage des produits phytosanitaires, les insectes vont se régaler des plantations laissées à leur appétit vorace et les maladies dont ils sont le vecteur vont se propager. C’est déjà le cas des betteraves depuis l’interdiction de l’enrobage des semences par des néonicotinoïdes et, pour les humains, de la propagation de la dengue, du chikungunya, du Zika, du West Nile, voire de la malaria par le moustique Aedes qu’ils viennent du Nile ou d’ailleurs. Il est vrai que de ne pas utiliser d’insecticides accroît la biodiversité : une politique piquante… que n’applique pas les Etats comme Singapour qui, à la fois, contrôle tous les lieux d’eau dormante favorable à la multiplication des moustiques et, par ailleurs, utilise des insecticides. 

Quant au rejet de méthane par les ruminants, qu’une vache rote ou pète en Normandie ou dans la Pampa argentine, cela ne change rien aux rejets mondiaux de gaz à effet de serre. Seule une baisse de la demande mondiale de produits carnés aurait un effet. Si effectivement cette demande baisse en Europe, ce n’est pas le cas dans le monde et ce ne le sera pas d’ici 2050. 

Si on se limite un instant à la seule question française, ce pays a tous les atouts climatiques, géologiques, et humains pour redevenir une puissance agricole d’autant que ses produits sont aussi variés que recherchés, notamment ses vins et ses fromages. Mais il n’y a pas de fromage sans lait, pas de lait sans vache, chèvre ou brebis et pas de ruminants sans fourrage. La politique malthusienne de réduction des surfaces plantées en Europe, comme celle de la limitation de la taille des élevages sont absurdes pour nous limiter ici à un qualificatif imposé par une éducation bourgeoise. Le restera-t-elle ? Vraisemblablement, si bien que la France continuera de produire et d’exporter ses productions de luxe mais importera, outre des produits tropicaux ses volailles, ses fruits et légumes et ses poissons, ayant très peu investi dans l’aquaculture. 

Une consommation croissante des produits aquatiques 

Au cours du quart de siècle à venir, la consommation de produits aquatiques ne cessera pas de croitre pour des raisons diétético-gastronomiques et techniques : ces produits sont recherchés pour leur goût, leur qualité nutritionnelle (omega-3 des saumons et autres poissons dits « gras ») et, de surcroît, les poissons sont les plus efficaces fabricants de protéines. Il ne faut que 2kg de nourriture pour faire un kilo de poisson, alors qu’il en faut 3kg pour un poulet, 4kg pour du porc et 7kg pour du bœuf. Aussi, depuis l’an 2000, l’aquaculture mondiale a cru à un rythme d’environ 5%. Entre 2000 et 2019, la production mondiale de l’aquaculture est passée de 32,3MT à 85,3 MT[2] si bien qu’elle est aujourd’hui quantitativement au même niveau que la capture mondiale de poissons sauvages et va la dépasser. L’essentiel de la production piscicole a lieu en Asie (88%) et surtout en Chine, mais aussi en Indonésie, en Inde, au Vietnam. Le seul pays européen qui joue un rôle important dans ce domaine est la Norvège. 

Pour nourrir ses poissons, la Chine importe … de la farine de poisson, notamment du Pérou. Il est vraisemblable que d’ici 2050, on devrait enfin accepter de nourrir les produits aquatiques d’élevage à partir de protéines végétales et ainsi limiter les prélèvements maritimes. A ce propos, il faut souligner que faute de réglementation adaptée, faute de police internationale, les prises illégales de poissons dans le grand sud prospèrent : 40% des bateaux qui pèchent dans le sud de l’océan indien, du pacifique, voire de l’atlantique, ne sont pas immatriculés ! Il est vraisemblable que ces territoires sauvages, sans foi ni loi, dureront aussi longtemps qu’il n’existera pas d’autorité mondiale capable de faire respecter ses directives. Rien ne dit que ceci arrivera avant 2050. 

Quoi qu’il en soit, dans ce domaine aussi, production et consommation ont pour l’essentiel basculé vers l’Asie.   

  1. De nouveaux aliments ?

 En 2021 l’académie des technologies lançait un groupe de travail sur les technologies alimentaires du futur et « The Economist » publiait dix pages sur le « nouveau régime de l’Anthropocène [3]». Que se prépare-t-il en cuisine ou plutôt en laboratoire ? 

La réponse à cette question va, comme nous allons le voir, permettre de rappeler qu’innovation et progrès ne sont pas nécessairement des synonymes. Découvrir est certes au cœur de l’aventure humaine et notre insatiable curiosité a permis d’accroître le champ du possible et donc de se soigner, de se chauffer, de voyager, de faire reculer la famine… et d’inventer la bombe atomique. Quant à l’alimentation, voyons ces innovations.

 Le sujet est pacifique, mais qui aurait pensé que l’on serait capable de fabriquer du blanc de poulet en laboratoire sans passer par les phases traditionnelles : œuf, poussin, poulet, abattage, plumage, découpe, pour produire une viande d’un nouveau genre : le blanc de poulet de culture cellulaire, standard, découplable en bâtonnet, en cube et pourquoi pas, le jour de la Saint-Valentin, en cœur ? Il en a bien le goût et l’aspect de la viande sur patte et son prix actuel s’approche du prix du marché : 15 $ le kilo. 

Une diffusion mondiale d’aliments 

Certains de ces aliments dits « nouveaux », ne sont cependant pas toujours si nouveaux que cela, même s’ils le sont pour les Occidentaux. En revanche d’autres sont vraiment le fruit de multiples découvertes récentes. Ainsi, le consommateur végétarien achète depuis des lustres des laits et des fromages végétaux. Les « laits sans vache » représentent 15% du marché américain (pour un montant de 20 milliards de dollars). Si les élevages d’insectes se développent aujourd’hui en France, les humains en ont toujours consommé et l’on a recensé récemment que 1900 espèces différentes qui sont au menu de tel ou tel groupe humain soit à l’état de larve, soit à l’état adulte. La culture des algues prend certes aujourd’hui de l’importance, mais existe en Asie depuis des millénaires. Les végétariens de l’Inde ont depuis toujours une ration alimentaire équilibrée à base de protéines végétales. La nouveauté se trouve dans la diffusion planétaire de ces sources et habitudes alimentaires, non pas dans leur existence. 

En revanche, ce qui est innovant (au sens d’invention) et moins connu du public sont les capacités de la biologie de synthèse et les pouvoirs de la fermentation grâce notamment aux levures génétiquement modifiées. Déjà, dans les pizzas industrielles, le consommateur peut se rendre compte qu’il n’y a pas toujours d’œuf ou de mozzarelle, mais des produits d’origine végétale qui en ont l’aspect. Ceci n’est ni dangereux pour la santé, ni juridiquement répréhensible car les détails de la composition sont écrits sur l’emballage, c’est néanmoins commercialement douteux. 

L’urbanisation 

Par ailleurs, se développent des nouvelles manières de produire en ville des fruits et des légumes. L’idée est d’être proche du consommateur aisé pour lui fournir des herbes fraiches et des fruits cueillis du matin même. Pour y parvenir, salades, ciboulette, persil, coriandre, fraises, framboises sont plantés dans des containers éclairés par des LED dont l’hygrométrie et la température sont contrôlées pour que s’épanouisse rapidement la plante en atmosphère artificielle. Ainsi, en France, l’entreprise Agricool a séduit à la fin de la décennie 2010 le gratin du monde des affaires, dont Xavier Niel mais, en 2022, a été mise en redressement judiciaire après avoir englouti plusieurs dizaines de millions d’euros. 

S’il faut toutefois prendre au sérieux ces développements c’est que le système agro-industriel mondial, celui qui cultive et échange des produits agricoles, pose des problèmes écologiques et est notamment consommateur d’énergie et donc rejette en quantité des gaz à effet de serre. Energie pour labourer un champ, énergie pour fabriques des engrais, énergie pour récolter, mais aussi énergie pour faire venir des haricots du Kenya, des fleurs d’Equateur, des saumons de Norvège, des crevettes de Madagascar ou du raisin de l’hémisphère sud quand on est au mois de mars. En outre, certaines pratiques agricoles polluent, le développement des algues vertes en sont un exemple ; les conditions de travail des ouvriers agricoles de certaines exploitations sont parfois affreuses et la maltraitance animale n’est pas toujours un vain mot.  

L’apparition du « sans » 

Aussi, à l’instar de ce qui se passe dans le monde du digital, des start-ups innovantes éclosent en Californie, au Japon, en Chine, en Israël et en Europe. En France, l’entreprise « Gourmey » a levé 10 millions en 2021, puis 48 millions d’euros en 2022, pour produire du foie gras à partir de culture de cellules de canard et donc sans gavage. Elle semble y être parvenu ce qui est un succès car, pour que l’illusion soit parfaite, il faut ajouter de la graisse d’origine végétale et quelques autres ingrédients pour que texture et couleur du produit fini soit à s’y méprendre celui d’un bon foie d’un canard gavé dans les règles de l’art. 

En cela, cette société française suit les traces de grandes entreprises américaines et notamment de « Beyond meat » et de « Impossible food ». Du lait sans vache, on est donc passé au steak sans vache. On est loin des premières cultures de cellule réalisées par Alexis Carrel en 1912 ou de la simplicité de la ration équilibrée d’un végétarien traditionnel car, pour que le produit ressemble à de la viande en texture comme en goût, il faut un mélange de cellules musculaires, de vaisseaux sanguins et de gras. Il faut ensuite ajouter des molécules qui catalysent le mélange. Ces substances sont produites à partir de manipulations génétiques d’une levure. Il faut en effet que le produit avant cuisson ait l’aspect sanguin de la viande. Ainsi, notamment, au Japon, un laboratoire annonce qu’il a pu produire du « Wagu beef », le nec plus ultra de la viande japonaise. 

Il en est de même pour les poissons, car l’on cultive aussi des cellules de thon et de mahi-mahi, excellent poisson du Pacifique. En outre, à partir de mycélium de champignon on obtient un aliment qui aura, une fois cuit, l’aspect et le goût du bacon. Bien entendu, pour chacun de ces produits ont peut nuancer les goûts et ajouter à volonté des nutriments, comme par exemple des omega-3 dans le poulet. Enfin, l’élevage d’insectes sur un substrat d’ordures ménagère, pourrait permettre de nourrir les poissons d’élevage et ainsi éviter la surpêche qui ravage les océans pour fabriquer de la farine de poissons.  

Beaucoup d’énergie et des intrants complexes 

A l’évidence, les bioréacteurs qui produisent de la viande de bœuf ou de thon ne se nourrissent pas de l’air du temps et, à ce stade, beaucoup utilisent du sérum fœtal, extrait du sang de vaches grosses au moment de l’abattage ! Ce n’est ni vraiment bon marché, ni une manière de se passer d’élevage. Certes existent des pistes, mais elles s’orientent vers la fermentation de produits végétaux par des microorganismes génétiquement modifiés. Ce ne sera donc pas un argument commercial pour les amateurs du « naturel » et du « local », ce sera moins cruel mais très artificiel, même si ces produits ne contiendront pour les poissons aucune trace de mercure ou de plastic et pourront se réclamer d’un certain type de pureté. Il est vraiment difficile d’être un écolo de stricte obédience ! 

Quoi qu’il en soit, les innovateurs mondiaux avancent et pour cela lèvent des dizaines de milliards de dollars et d’euros, malgré de lourdes incertitudes. En effet, l’alimentation est aussi le domaine du tabou et du religieux. Ce poisson sera-t-il casher ? Cette viande sera-t-elle halal ? Quant à l’élevage, il joue un rôle central dans notre civilisation et façonne nos paysages. En outre, quel sera le prix de ces produits ? Quel nom leur donnera-t-on ? Comment seront-ils réglementés ? Comment seront-ils acceptés par les consommateurs ? Quelle place peut, doit, tenir la France en la matière ? 

Du point de vue des bilans énergétiques, il ne faut pas attendre des miracles car ces produits qui ressemblent à de la viande ont besoin d’énergie pour que la transformation entre les ingrédients de base et le produit fini aboutisse. Ces produits trouveront leurs niches soit dans les aliments industriels et bons marchés comme les pizzas bas de gamme ou, au contraire, dans des produits de luxe pour végans, animalistes et autres religieux aisés. En revanche, la substitution des protéines végétales aux protéines animales a un bel avenir si les végétariens, voire les végans, se développent. 

  • Le changement des habitudes alimentaires

 La cuisine est encore un des ciments de la société française. Si, autour de la machine à café, la conversation se porte sur le gigot « à la sept heures » ou la tarte « tatin », chacun évoquera avec passion les grandes lignes de sa recette et ceci quel que soit le milieu social. Des concours de cuisine sont projetés sur les chaines de télévision aux heures de grande écoute. La pâtisserie se vend comme les produits de luxe et les grands chefs sont plus que jamais des stars médiatiques. L’excellence française est, dans ce domaine, mondialement reconnue. 

La continuité des habitudes alimentaires n’est toutefois qu’apparente car cuisiner prend du temps et devient une occupation de weekend. On ne déjeune plus en semaine à la maison, l’épouse ne prépare plus de « gamelle », d’autres habitudes se sont prises à la cantine ou au restaurant d’entreprise. Le soir, le prêt-à-manger fait la fortune des fabricants de surgelés et des livreurs à domicile. En quelques années l’offre des marchés forains s’est enrichie de plats cuisinés. Alors que la choucroute et le poulet rôti - pomme de terre ne datent pas d’hier, les marchands de paëlla ou de potée auvergnate remplacent aujourd’hui les étals traditionnels. Quant aux supermarchés, outre les conserves et les plats surgelés, on y trouve des fruits prédécoupés, des salades nettoyées et lavées, des entrées froides, des gâteaux … si bien qu’il suffit de sortir ces mets de leur emballage avant de passer à table. 

A Paris, 25% des habitants ne préparent plus jamais de repas et, en toute logique, aux Etats-Unis, des appartements sans cuisine se vendent. Quant aux plus aisés, s’ils aménagent des cuisines luxueuses mais ne se servent quotidiennement que du congélateur et du four à microondes. Le rythme des repas change. On mange à toute heure et si les fast-foods servaient déjà en permanence, c’est aussi le cas des restaurants traditionnels des quartiers touristiques. 

La diversité de l’offre se manifeste aussi par le choix du type de cuisine : chinoise, japonaise, italienne, grecque, turc, marocaine, basque, bretonne, corse, lyonnaise, alsacienne… sans parler des plats végétariens, voire végans, avec ou sans gluten ! Ces choix multiples bouleversent l’industrie agroalimentaire et l’organisation de sa chaine de distribution. Il n’y a plus deux ou trois types de consommateurs, mais des dizaines et quelques tendances fortes : les boucheries ferment, les poissonneries se font rares et les Français passent à table comme s’ils entraient dans une pharmacie en demandant le taux d’anti-oxydant d’un fruit, ou le pourcentage d’oméga-3 d’une huile végétale. 

Les applications du téléphone portable (Yuka, Kwalito, Open Food Facts, Foodvisor, …) se multiplient et précisent le contenu nutritionnel de ce qui a été acheté, il suffit alors de scanner le code barre de l’étiquette ; quant à « Fruits et légumes de saison », ce site internet rappelle qu’il y a des saisons et que les fruits et les légumes ne viennent pas à maturité toute au long de l’année en culture de plein champ ! ‘Alim’confiance’ permet de consulter le circuit de distribution des aliments et se base sur les informations fournies notamment par l’inspection des fraudes. Enfin, il ne faut pas oublier ‘Nutri-Score’ qui, par un code couleur allant du A(vert) au E(rouge), indique, nous dit-on, « la qualité nutritionnelle d’un aliment ». Le moins que l’on puisse dire c’est que l’on tente d’informer les Français qui ont aussi en tête les messages du ministère de la santé rappelant qu’il faut manger cinq fruits et légumes par jour, éviter de grignoter, de manger trop gras, trop salé, trop sucré et faire de l’exercice physique. Toutefois, comme nous allons le voir, la bataille contre l’obésité n’est pas gagnée. Quant au diabète, autre signe d’une alimentation inadaptée, 5% de la population française en est atteint. La prévalence de ces fléaux augmente avec l’âge et frappe davantage les milieux modestes et les personnes les moins éduquées. 

Les médecins parlent de nutrition, les Français parlent de repas, ou de santé, prenant le plus souvent le secondaire pour l’essentiel car ce qui compte bien évidemment, ce ne sont pas les aliments, mais l’alimentation globale, non pas celle d’un jour mais celle d’une semaine, d’un mois, d’une année, voire de toute la vie, avec une importance toute particulière pour la petite enfance ! Nous avions, en France, la chance d’avoir des traditions saines : manger à heure fixe, en compagnie, une ration équilibrée (protéines, lipides et glucides), de produits de saison, cuisinés à la maison, dans laquelle les légumes jouaient un rôle important. Et voilà que nous sommes aujourd’hui laissés seuls et, en principe « informés », face à une industrie alimentaire qui, pour vendre ses produits, les charge en sucre, graisse et sel pour accroître leur appétence, leur conservation et leur poids. Ces trois éléments ne coûtent presque rien. Les choses se compliquent encore car nous sommes des « mangeurs inégaux[4] ». A l’évidence, la même ration alimentaire n’a pas le même effet sur des personnes de même poids, de même taille et de même âge. Pour expliquer ces inégalités, on pense depuis longtemps à la génétique et depuis peu au microbiote. En outre l’effet d’une ration alimentaire va dépendre aussi de la nature et la quantité d’exercice physique. C’est cette interaction qui au fil des ans, voire des décennies, va conduire à un surpoids et surtout à des facteurs de risque comme l’hypertension. L’obésité n’en est pas une maladie, mais elle entraine un risque accru de contracter un accident cardiaque ou une tumeur cancéreuse. Il apparait donc que mettre l’accent, comme le fait le Nutri-Score, sur un produit et non pas sur une fonction, sur des habitudes, sur des pratiques sociales - bien entendu contraintes par le revenu, la religion et le milieu - consiste à tirer à côté de la cible. 

Certes le Nutri-Score peut permettre de comparer des pizzas pour choisir la moins salée, la moins grasse, mais il ne dit rien de l’alimentation de la semaine et stigmatise des produits comme, par exemple, le beurre, excellent pour la santé en petite quantité, car il est notamment riche en vitamines A, D et E. 

Les gens grossissent parce qu’ils mangent et s’ils mangent c’est qu’ils aiment manger, manger est une nécessité et un plaisir, car nous avons été programmés par la sélection darwinienne pour accumuler des réserves en temps de disette, notamment hivernales, et stocker, au cas où, des sucres et des graisses. « C’est grâce au plaisir que nous sommes capables de stocker la nourriture et de survivre dans un environnement que nous ne contrôlons pas »[5]

Et il existe des neurotransmetteurs qui provoquent ce plaisir, non seulement en mangeant mais en cherchant ce que l’on va ou ce que l’on pourrait manger[6]. Il suffit pour s’en convaincre de se rappeler qu’au cours d’un excellent dîner, la conversation se porte sur d’autres repas mémorables ou des projets gastronomiques à venir. Le plaisir est dans l’excès et parfois dans l’interdit[7]

Faire l’apologie du « bio » est une autre fausse piste[8], comme de jouer sur la peur de produits phytosanitaires qui n’existent qu’à l’état de traces infimes et sont, à ces doses, sans danger. En revanche la désinformation qui s’enracine dans la peur, n’a aucune conséquence sur l’obésité, mais, par exemple sur des mamans de milieu modeste qui peuvent se sentir « mauvaises mères » parce qu’elles ne peuvent pas offrir ces produits onéreux à leurs enfants et les laissent commander des pizzas. La hantise de manger mal ou trop, peut aussi développer un risque d’anorexie, une maladie grave chez les adolescents, et plus particulièrement chez les jeunes filles. 

Certes, il existe des alimentations plus équilibrées que d’autres, notamment à base de poissons, de fruits et légumes et d’huile d’olive ou de colza, mais il est surtout essentiel de ne pas stigmatiser les produits alimentaires en « bons » ou « mauvais », ils ne le sont qu’avec une certaine fréquence, une certaine dose, dans des conditions de vie spécifiques. Choisir son alimentation dépend de la situation économique, sociale, maritale et culturelle d’une personne. Elle dépend aussi de sa religion, de ses idées, voire de ses connaissances, en matière de nutrition, d’écologie, de bien-être animal. Elle est plus ou moins contrainte par des rites, mais surtout par des rythmes sociaux et professionnels. La famille a changé mais aussi, par exemple, en France, la culture des déjeuners d’affaire qui, quand ils existent encore aujourd’hui sont plus rapides, plus diététiques et moins arrosés qu’il y a un demi-siècle ! 

Quels sont les grands facteurs qui vont transformer les habitudes alimentaires au cours du quart de siècle à venir ? La féminisation de la société, le partage des rôles dans le couple, la croissance des divorces, l’urbanisation, tous ces mouvements se traduisent à la fois par la diminution du nombre de personnes dans un ménage et, dans la journée, par l’absence d’un adulte à la maison. Personne n’est plus là pour surveiller une viande qui mijote ou préparer une soupe de légumes, ce qui prend du temps. Alors on stocke des plats surgelés, on commande des plats préparés, on achète des salades sous emballage, des fruits pelés (ananas) et des noix décortiquées. On s’affranchit simultanément des influences familiales et culturelles et l’on peut exprimer ses choix qui en d’autres temps auraient été contraignants car l’un a son pain sans gluten et l’autre ses plats sans viande. Ceci explique le succès des sociétés de livraison à domicile à toute heure et, par ailleurs, le succès des robots autocuiseurs. 

Une personnalisation croissante 

Les choix étant de plus ouverts, les consommateurs, s’ils le souhaitent peuvent se préoccuper de l’impact de leur alimentation sur leur santé et sur l’environnement. Pour ce qui de la composition des aliments, les applications fleurissent déjà et nul doute que l’on s’oriente vers une personnalisation sanitaire de la nutrition. Ainsi, à partir de la connaissance du génome de chaque être humain, de la composition de son microbiote, de son poids, de ses goûts, de ses habitudes alimentaires, du stockage des données des repas passés, des applications conseilleront en permanence ce qui sera conseillé de boire et de manger. Il n’est pas certain cependant que tout le monde succombe à cet impératif sanitaire, les hommes ne vivent pas que pour vivre plus longtemps. Ils aiment manger et boire mais apparaissent des médicaments qui permettent de réduire le poids des personnes obèses ou en surpoids. Il était temps. 

La France perdait sa bataille contre l’obésité 

En 2022, la branche européenne de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS Europe), publiait un rapport aussi documenté qu’inquiétant[9]. Il traitait de l’évolution croissante du surpoids et de l’obésité dans les pays de la région et en soulignait les très fâcheuses conséquences. En la matière, l’idée que la France se faisait jusque-là d’elle-même n’était plus fondée, tant l’épidémie se développait à tous les âges et notamment chez les jeunes. Pour le constater, il suffit d’ailleurs d’ouvrir aujourd’hui les yeux, notamment dans les quartiers pauvres de nos grandes villes.

 L’obésité est à la fois une maladie et un facteur d’aggravation de nombreuses autres affections. C’est une maladie parce que les tissus adipeux modifient le système immunitaire, ils sont une glande endocrine active car les cellules graisseuses reçoivent et émettent des hormones. C’est également un facteur de risque en effet le surpoids - et davantage encore l’obésité - sont un puissant moteur de développement de nombreuses autres pathologies. Elle a non seulement un impact sur l’appareil locomoteur et notamment les genoux, mais favorise aussi les maladies cardiovasculaires, le diabète, 1es maladies respiratoires, le dérèglement du foie, les troubles du sommeil, 13 types de cancer, les maladies psychiatriques … En outre, par des mécanismes épigénétiques, les personnes en surpoids, ont une plus grande probabilité d’avoir des enfants qui auront du mal à réguler leur masse corporelle. Enfin, l’épidémie de la COVID 19 a montré les risques accrus de ces personnes. Avant qu’elles ne soient contaminées par le virus, elles avaient déjà des difficultés respiratoires et d’importants dysfonctionnements de leur système immunitaire et métabolique, leur corps est donc moins bien armé pour combattre ce type d’infection. 

En Europe[10] 60% des adultes sont en surpoids : 63% des hommes, 57% des femmes. Après le tabac, l’inactivité physique et l’alcool, le surpoids devient le quatrième facteur de risque de ces pays. A première vue, en 2016, la France ne se classait pas si mal quand on ne regardait que la prévalence de l’obésité[11]. Elle se trouvait en effet au 33ème rang, loin derrière la Turquie (1er), le Royaume-Uni (3ème), l’Espagne (15ème), l’Allemagne (24ème), mais après l’Italie (41ème) et la Suisse (44ème). 

Toutefois, le classement était déjà moins bon quand on regardait toutes les personnes en surpoids : la France était alors au 13ème rang, devant notamment l’Allemagne (33ème). Là où la situation se gâtait encore pour la France comme pour tous les pays de l’Europe du sud était le taux d’obésité chez les enfants de 5 à 9 ans[12] qui auront donc de 41 à 50 ans en 2050. Avec surprise, on trouvait alors en tête l’Italie (1ère), l’Espagne (5ème) et la France (12ème) juste après le Royaume-Uni (11ème) qui menait une politique active de lutte contre l’obésité et, loin derrière, la Suisse (40ème). A l’évidence le « régime méditerranéen », celui de l’huile d’olive et des fruits et légumes frais en abondance n’était plus celui des enfants de ces pays. 

Les causes de cette évolution sont bien connues : l’abondance de l’alimentation et l’absence d’exercice physique qui révèle chez certains êtres humains, une prédisposition génétique autrefois favorable. Il ne l’est plus quand la nourriture est abondante et bon marché. 

Si moins de 5% de la prévalence de l’obésité s’explique par des mutations génétiques et notamment les 8 gènes connus qui influencent le sentiment de satiété, la plupart des obèses heureusement ne sont pas porteurs de ces mutations, toutefois plus de 60 autres gènes ont une influence sans que l’on sache comment ils agissent et interagissent. 

Nous sommes des « mangeurs inégaux », mais la génétique n’explique pas tout. L’obésité est une histoire de vie qui commence chez les parents, le père et la mère, au moment de la conception, elle se transmet d’autant plus aux bébés qu’ils ne sont pas nourris au sein et que l’on tarde à leur donner des nourritures solides. Vont ensuite jouer des facteurs d’environnement. Les enfants de milieu défavorisé disposent de moins d’espaces de jeu, font moins d’exercice, ont peu d’intérêt pour l’école, ont d’autant moins de soutien qu’ils vivent dans une famille décomposée, mangent donc plus mal… Les choses se compliquent encore à l’adolescence. Ainsi une enquête menée dans 45 pays d’Europe indique qu’au moins la moitié des adolescents ne mangent ni fruits, ni légumes ! Ils savent qu’ils mangent mal mais le cortex préfrontal, celui de la raison et de la capacité de retarder un plaisir, se développe plus tard que celui de la récompense. Les ados préfèrent la « malbouffe » et sont très influencés par leurs pairs. Plus tard, au moment de la retraite notamment, ce sera l’inactivité physique qui aura le plus fort impact sur la prise de poids. 

Le rapport de l’OMS-Europe parlait donc d’environnement « obésogène ». Il est avant tout social et interagit avec des facteurs biologiques et comportementaux. Or cet environnement évolue avec l’urbanisation et notamment celle des quartiers pauvres, mais aussi avec Internet dont les marchands de produits concentrés en énergie et peu nutritifs, disons-le : malsains, font de la publicité ciblée sur les sites recherchés par les enfants et notamment les jeux vidéo ! 

Très vite l’excès d’aliments modifient l’expression des gènes, les cellules adipeuses non oxygénées se développent, comme la résistance à l’insuline. Quand l’obésité s’installe, il est très difficile de la réduire quels que soient les régimes et l’exercice physique. Le rapport parle de « grande difficulté d’enclencher une baisse de poids chez les adultes ». Intervenir chez les enfants, ce que nous semblons mal faire en France, semble donc la première priorité, car il n’y avait pratiquement pas de médicaments efficaces autorisés en Europe. Ceux qui le sont déjà aux Etats-Unis ont un effet réel, beaucoup d’effets secondaires et sont onéreux. En 2024, la seule thérapeutique immédiatement efficace est chirurgicale : la chirurgie bariatrique, mais pour que son effet perdure il faut une forte volonté de la personne opérée. 

Ceci ne va pas dire que rien ne soit dès aujourd’hui jamais efficace, les groupes de parole qui se sont inspirés des méthodes des alcooliques anonymes ont un effet, mais il est vraiment difficile d’être obèse car l’on est à la fois : handicapé, socialement stigmatisé, psychologiquement fragile et, jusqu’en 2023, sans solution thérapeutique indolore, autre que la chirurgie. Certes il faut faire flèche de tout bois mais le nutriscore français n’est qu’une fléchette qui certes donne une information sur les aliments mais semble avoir peu d’impact, nous l’avons dit, car c’est sur l’alimentation qu’il faut jouer, pas seulement les aliments. En outre, la lutte contre l’obésité ne peut pas se limiter aux seuls régimes et à la promotion de l’exercice physique même, si cela est essentiel. 

La France est donc très loin d’envisager l’ampleur de mesures qu’il faudrait prendre tout d’abord pour suivre et conseiller dès la naissance ceux chez qui l’on décèle une tendance au surpoids. Mais, il est évident qu’il faudrait agir sur toutes les dimensions de notre société obésogène et d’abord sur l’éducation : les connaissances de base en matière de nutrition ne doivent pas se limiter à la promotion du bio (par ailleurs sans effet), puis sur les revenus des plus pauvres, sur leur habitat, sur la publicité ciblée, sur la fiscalité des produits alimentaires « malsains », sur la livraison à domicile qui semble accroître la « malbouffe », sur le rôle des influenceurs et influenceuses… Une montagne !  

Mais l’industrie pharmaceutique innove et trouve un nouveau marché  

Des médicaments, jusque-là réservés aux diabétiques, agissent de manière efficace et réduisent le poids des personnes qui l’utilisent. Ils doivent être pris de manière permanente. Se pose alors la question du remboursement de ces molécules par l’assurance maladie, à ce jour, pour l’essentiel réservé qu’à une partie de la population. 

Ils seront provisoirement financés par l’assurance maladie avant que le système de protection sociale ne soit remis en question, vraisemblablement avant 2050 

Il est probable que, comme toujours, à l’occasion d’une campagne électorale, pressé par les intéressés, un futur chef de l’Etat s’engagera d’étendre le remboursement de ce type de molécules en attendant que, pour d’autres raisons, le système de protection sociale n’explose. En effet, d’ici 2050, ce système, pour l’essentiel financé par le 20-65 ans, ne résistera pas au choc de la baisse de la natalité qui est déjà en France en-dessous du niveau de renouvellement des générations. Il ne pourra plus, aux taux actuels, financer les retraités, remboursés 93% des dépenses de soins médicaux et prendre en charge la dépendance de la génération du baby-boom. 

Trois âges comptent en politique sociale : l’âge de la retraite, 70 ans (qui est l’âge moyen des personnes hospitalisés en court séjour) et 85 ans qui est celui où le taux de personnes dépendantes augmente subitement pour passer de 14 à 36% de la classe d’âge. Nul doute que cela se fera dans la douleur, sinon le drame.  

En quelques mots  

Les aliments de 2050 ne seront pas substantiellement différents de ceux de 2024, même s’il existera quelques curiosités de niche. En revanche, en moyenne, l’alimentation sera de moins en moins conviviale, de moins en moins structurée, de plus en plus rapide et individualisée selon les désirs et les croyances sanitaires, religieuses ou écologiques de chacun. Certes, l’alimentation locale, cuisinée, gouteuse, de saison demeurera, mais elle sera l’exception plus que la règle. Au nom de la limitation du rejet des gaz à effet de serre, les produits tropicaux seront taxés, voir interdits. Quant à l’obésité, elle pourra être maitrisée par des médicaments qui limitent l’appétit, voire imposée par un état totalitaire au nom de la réduction des dépenses de soins des personnes en surpoids. 

Et si, pour vous sentir moins déprimé, vous cherchiez un bon bistrot … 

Jean de Kervasdoué