L’art de ne pas gouverner : réflexions sur la dysfonction du pouvoir au Pérou. Vidal PINO

Après avoir soutenu une thèse sur « population et territoires du Pérou entre 1876 et 2005 » à l’Université Paris 5, Vidal Pino Zambrano a pu, comme Maire de Cusco, l’ancienne Capitale Inca, mettre en pratique ses années de recherche multidisciplinaire relatives à l’occupation et au développement du territoire, à l’utilisation des ressources naturelles, à l’organisation de la production, ainsi qu’aux infrastructures agro-pastorales et plus largement à l’économie et à la culture Inca. Professeur d’Université, docteur en ethnologie et sociologie, il a publié un ouvrage de référence sur les Incas : « Los Incas, Población y Producción entre la fantasia y la realidad ». 

Correspondant au Pérou, avec Helga Cecilia Frech Hurtado, Vidal Pino est membre du Comité de Pilotage de I-Dialogos.

El arte de no gobernar:  reflexiones sobre la disfunción del poder en el Perú 

L’art de ne pas gouverner : réflexions sur la dysfonction du pouvoir au Pérou

Cet article propose une réflexion sur la persistance des élites politiques dysfonctionnelles au sein des démocraties formelles, en prenant le cas péruvien comme exemple d’un problème à portée mondiale. Au-delà des idéologies, il met en évidence des défaillances structurelles dans les mécanismes d’accès et de reproduction du pouvoir, qui permettent l’arrivée récurrente de figures improvisées ou cyniques à des postes-clés. L’analyse s’organise en trois parties : une revue théorique et éthique, un diagnostic du comportement politique récent au Pérou, et une réflexion critique en vue des élections de 2026. 

Réflexions théoriques et éthiques

La politique ne se déroule pas dans le vide et ne peut être comprise sans prendre en compte les conditions qui l’entourent. Des facteurs tels que le biais médiatique, l’inégalité du niveau éducatif, la faiblesse de la culture démocratique ou encore la marchandisation croissante des institutions — y compris de l’État lui-même — sont essentiels pour comprendre la détérioration de la représentation politique. Le cas du Pérou, bien que particulièrement extrême sur certains points, n’est ni une exception ni une anomalie : il reflète de manière aiguë de nombreuses tendances globales actuelles, où la politique se trouve déformée par le court-termisme, la perte de sens institutionnel et la corruption. Tout cela affecte le fonctionnement, la crédibilité, la légitimité et la pérennité du système démocratique. 

Sur le plan théorique, ce diagnostic a été anticipé et analysé par divers penseurs dont les avertissements conservent aujourd’hui une étonnante actualité. Friedrich Hayek, dans La Route de la servitude (1944), soulignait que les systèmes politiques tendent à promouvoir les moins scrupuleux, précisément parce qu’ils sont les plus disposés à manipuler les règles à leur avantage. Ludwig von Mises, dans Bureaucratie (1944), expliquait comment le fonctionnement de l’État clientéliste génère des castes parasitaires soucieuses de préserver leurs privilèges plutôt que d’améliorer la gestion publique. Dans la même veine, Max Weber, dans sa célèbre conférence La politique comme vocation (1919), distinguait entre l’éthique de la conviction et l’éthique de la responsabilité, rappelant que cette dernière fait cruellement défaut dans les leaderships populistes et personnalistes, où les conséquences réelles des décisions sont subordonnées à la popularité immédiate. 

D’un point de vue culturel et communicationnel, d’autres auteurs ont enrichi ce cadre critique. George Orwell, dans La Ferme des animaux (1945), montrait avec une ironie lucide comment les idéaux de transformation peuvent dégénérer en nouvelles formes de domination, en l’absence de mécanismes de contrôle citoyen. Noam Chomsky, dans La Fabrique du consentement (1988), analysait comment les élites médiatiques définissent les contours du discours politique, modelant non seulement ce que l’on pense, mais aussi ce qu’il est légitime de penser et de dire dans l’espace public. Quant à Bertrand Russell, dans Éloge de l’oisiveté (1935), il avertissait que les meilleurs fuient souvent le pouvoir, tandis que les plus ambitieux — et les moins préparés éthiquement — le recherchent avec ardeur, alimentant une sélection négative dans le leadership politique. 

Enfin, José "Pepe" Mujica, ancien président de l’Uruguay, résumait avec une franchise désarmante une vérité éthique profonde : « Ceux qui aiment trop l’argent, il faut les éloigner de la politique. Ce sont un danger. Le pouvoir ne change pas les gens, il révèle simplement qui ils sont vraiment. » 

Cet ensemble de réflexions révèle une vérité structurelle : dans les contextes institutionnels fragiles, le pouvoir tend à attirer les pires et à repousser les meilleurs. Ainsi, au Pérou comme dans de nombreuses démocraties, le pouvoir a été capturé par des réseaux informels d’intérêts qui reproduisent des pratiques oligarchiques. Celles-ci ne correspondent pas nécessairement à la domination d’une élite économique traditionnelle, mais à des formes déformées de corporatisme, dans lesquelles divers acteurs — politiques, entrepreneurs, syndicats ou bureaucrates — utilisent l’appareil d’État à des fins personnelles ou de groupe, des avantages qu’ils auraient du mal à obtenir dans le secteur privé. Cette logique de capture vide la fonction publique de son sens, transforme la politique en un mécanisme de distribution de privilèges et l’éloigne de son éthique, de sa vocation transformatrice et de son lien au bien commun. 

2. Le comportement politique au Pérou : entre décomposition et tragédie 

Le cas péruvien illustre clairement plusieurs schémas persistants qui expliquent la dégradation de la vie politique. Parmi les principaux facteurs:  

Un héritage autoritaire et caudilliste qui empêche la consolidation d’une culture démocratique.

Bien entendu, ce spectacle politique ne tombe pas du ciel : il est le fruit d’une tradition longue et soigneusement cultivée. L’héritage autoritaire et caudilliste — ce précieux legs de bottes et de coups — a joué un rôle central dans la construction de notre culture politique. Au lieu d’encourager une citoyenneté délibérative, il nous a légué une formule infaillible : se méfier du dialogue, mépriser le consensus, et applaudir celui qui crie le plus fort. Au Pérou, on continue de valoriser celui qui impose plutôt que celui qui propose, le chef plutôt que l’équipe, le caudillo plutôt que le projet. La démocratie ne prend pas racine car, au fond, beaucoup rêvent encore d’un “homme fort” qui mettra de l’ordre… à sa manière, bien sûr. 

L’effondrement du système de représentation et la décomposition des partis.

La fragmentation politique, la disparition des programmes cohérents et la désinstitutionnalisation croissante ont transformé les partis en véhicules circonstanciels d’accès au pouvoir. Ce qui devrait être une structure pour canaliser les demandes collectives s’est dégradé en franchises sans racines ni idéologie. Si Mario Vargas Llosa nous a un jour mis en garde contre La civilisation du spectacle, et Gilles Lipovetsky diagnostiqué le triomphe de l’éphémère et la banalisation du sens, au Pérou nos politiciens ont décidé de pousser les deux théories à l’extrême… version république bananière. Ce n’est plus seulement une démocratie frivole, mais une tragicomédie institutionnelle où la politique s’est transformée en spectacle permanent, accompagné de chroniques judiciaires, policières et de la presse people. Le débat sérieux a été remplacé par des monologues sur TikTok, et le candidat moyen se comporte comme une célébrité saisonnière. Gouverner n’exige plus ni formation, ni vision, seulement de divertir avec des scandales, des phrases virales et du pathos de pacotille. L’audience a remplacé le projet, l’image a supplanté le contenu. Dans ce contexte, la politique n’a plus besoin ni d’idées, ni d’équipes, ni de partis : une bonne selfie, un slogan efficace (“plus de pauvres dans un pays riche”) et un peu d’indignation préfabriquée suffisent. Les candidats sans programme ni pudeur défilent dans les médias comme pour une audition de télé-réalité. Certains n’hésitent pas à enfiler des costumes traditionnels ou à baragouiner des langues autochtones qu’ils ne comprennent pas, comme si l’identité culturelle n’était qu’un accessoire électoral. Le débat programmatique a disparu, remplacé par des sondages express et des émotions de consommation rapide. Le vote, autrefois acte réfléchi, est devenu un clic émotionnel. Ainsi, l’État devient un décor, et le budget, un prix à remporter pour celui qui joue le mieux le rôle du sauveur providentiel ou du prophète autoproclamé. 

Une fois au pouvoir, gouverner devient une affaire personnelle : les quotas sont distribués, les amis protégés, les loyautés réajustées selon les enchères. Les véritables alliés sont les experts en reconversion, toujours prêts à se recycler dans n’importe quel gouvernement. L’institutionnalité gêne, le long terme n’intéresse pas. Tout se réduit à une campagne permanente, sans stratégie ni cap, tandis que la citoyenneté, prise entre l’apathie et la désillusion, vote avec l’espoir cynique que le prochain à voler… le fera au moins avec plus de discrétion. 

3. Que faire face aux élections de 2026 ?

Le Pérou devra affronter en 2026 un cycle électoral complexe, avec des élections générales et régionales dans un contexte de profond affaiblissement institutionnel. Face à la dégradation continue de la représentation politique, l’une des tâches les plus urgentes est de revaloriser le mérite et l’éthique publique comme critères minimaux de jugement citoyen. La légitimité démocratique ne peut continuer à reposer sur la popularité médiatique, le charisme de façade ou le marketing électoral. Il est indispensable que l’électorat exige des trajectoires vérifiables, un engagement civique, une compétence technique et une responsabilité éthique de la part de ceux qui aspirent à gouverner. 

Au-delà des étiquettes idéologiques — droite, centre ou gauche —, il est urgent de recentrer le débat électoral sur des critères concrets de responsabilité, de faisabilité et de cohérence. Élire un gouvernement, ce n’est pas choisir un visage séduisant, mais une équipe technique et politique appelée à diriger l’État. Évaluer leur expérience, leur parcours, leurs principes et leurs antécédents doit être une exigence citoyenne de base. De même, les programmes de gouvernement doivent occuper le centre du débat : il faut en analyser la cohérence interne, la viabilité financière et institutionnelle, la durabilité dans le temps et leur capacité à répondre aux grands défis du pays. Quantifier les propositions permet de filtrer la démagogie et de désactiver cette dangereuse habitude de promettre tout à tout le monde, sans base ni responsabilité budgétaire. 

Encourager des espaces de délibération publique, pédagogique et pluraliste — impulsés par les universités, les médias indépendants, les collectifs citoyens et les associations professionnelles — aidera à contrer la banalisation du discours politique et à renforcer une citoyenneté plus critique, active et vigilante. Un outil clé dans cet effort est l’analyse technique et pluridisciplinaire des plans de gouvernement — exigés par la loi, mais souvent ignorés — qui doivent devenir des documents compréhensibles, comparables et utiles pour guider un vote informé, exigeant et conscient. 

Il convient de rappeler que les réseaux numériques peuvent être bien plus que des vitrines à mèmes, rumeurs ou disputes futiles : bien utilisés, ils sont des instruments précieux pour former les citoyens, vérifier l’information et encourager une participation critique. Mais bien sûr, cela demande plus que de transférer des chaînes ou de réagir à des titres que personne n’a lus. 

Au fond, ce qui est en jeu n’est pas seulement une autre élection avec les mêmes visages ou d’autres sans parcours avéré, mais la possibilité — lointaine, mais pas impossible — de retrouver la politique comme un acte rationnel, capable de répondre à l’urgence sans renoncer à l’essentiel. Il est temps de sortir de l’improvisation cyclique et de commencer à construire un pays qui ne reste pas prisonnier du “juste là, comme ça” ou, pire encore, du fataliste “qu’il vole, mais qu’il fasse quelque chose”.

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