Estelle-Sarah Bulle est une romancière française, originaire de Guadeloupe qui naît en 1974 à Créteil, d'un père guadeloupéen et d'une mère franco-belge. Elle publie en 2018 son premier roman, Là où les chiens aboient par la queue, mêlant autobiographie et fiction. Le roman est lauréat en 2018 du Prix Stanislas du premier roman, du Prix Carbet de la Caraïbe et du Tout-Monde, ainsi que le Prix Eugène-Dabit du roman populiste. L'ouvrage est en outre sélectionné pour la finale du Prix du roman Fnac. En 2019, il reçoit une mention spéciale du jury du Grand prix du roman métis. En 2020 elle publie Les fantômes d'Issa, L'École des loisirs, en 2021 : Les étoiles les plus filantes, Éditions Liana Levi, en 2022 : L'Embrasée, Caraïbéditions, roman jeunesse, en 2022 : Guadeloupe, paysages intranquilles, Long Cours, avec Sylvain Duffard et en 2024 : Basses terres, Paris Éditions Liana Levi.
Entretien réalisé par Jean Claude Mairal pour I-Dialogos
I-Dialogos: J’ai lu avec le plus grand intérêt votre livre « Là où les chiens aboient par la queue ». Pourquoi un tel titre ?
Estelle-Sarah Bulle : Le titre est la traduction littérale d'une expression créole : "La chyen ka japé pa ké". Cette expression est utilisée en Guadeloupe pour désigner un lieu éloigné et perdu; l'équivalent de "pétaouchnok" ou "Ravitaillé par les corbeaux". Antoine, l'héroïne, naît en Guadeloupe, dans la campagne, dans les années 30. A cette époque, le lieu de son enfance est un coin isolé de l'île éloigné de la capitale économique, Pointe-à-Pitre. A seize ans, elle n'a qu'une idée : quitter son trou perdu. J'ai traduit littéralement le titre en français car ainsi, la phrase, si elle est exacte grammaticalement, semble étrange des deux côtés de l'Atlantique : en France, on est intrigué par sa signification. En Guadeloupe, on met un temps à reconnaitre qu'il s'agit de l'expression créole bien connue! Cette "étrangeté" reflète l'un des aspects de mon roman : en tant que métisse née dans l'Hexagone d'un père guadeloupéen et d'une mère hexagonale, la nièce d'Antoine se sent vue comme une étrangeté à la fois dans sa banlieue de naissance (Créteil) et dans l'île où elle passe ses vacances.
I-dialogos: A travers la vie quotidienne des personnages, celui de Hilaire, de tante Antoine, de tante Lucinde, de Petit-Frère, de vous-même, la narratrice et tant d’autres personnages, vous donnez à voir la petite et la grande Histoire des années 40 à nos jours, des guadeloupéens sur leur ile et dans l’hexagone. Vous menez un véritable travail d’enquête en faisant revivre la mémoire de vos personnages, de votre famille. Nous sommes loin des clichés cartes postales pour touristes. En nous plongeant dans l’intime des personnages, vous aidez à mieux faire comprendre les contradictions, la richesse et la diversité des populations de l’île, fruit de l’Histoire souvent tragique.
Estelle-Sarah Bulle : Oui, merci de l'avoir si bien compris.
I-Dialogos : Page 233, Petit-Frère parle des éléments qui l’ont poussé à partir, « l’absence de perspective pour sa vie d’adulte et cette sensation persistante de devoir chaque jour baisser la tête. Sans cesse il fallait « s’arranger » avec diverses autorités….Je me sentais englué comme une mouche dans une toile d’araignée… ». On perçoit une société bloquée, que l’on retrouve dans les propos d’Antoine, page 272, « Ce que chacun savait se révélait encore plus laid à la lumière des événements. Les blancs rasaient les murs mais ne lâchaient rien de leur pouvoir. Les noirs baissaient la tête, incapables de former un front uni. Noirs, Blancs, Indiens, Chinois, Syriens, nous nous savions tous liés, entremêlés, mais nous avions honte de cette créolité qui était pourtant la seule réalité, la seule histoire de l’île ». Constat implacable sur la réalité de l’île ! D’où les velléités de partir qu’Antoine résume parfaitement par ces mots, « La métropole devenait une planche de salut : là-bas, la vie serait plus facile, là-bas, l’égalité serait réelle. Là-bas, on pouvait devenir fonctionnaire et être assuré d’avoir un toit en dur au-dessus de la tête. » Espoir, mais aussi désenchantement que l’on perçoit dans votre livre !
I-Dialogos: Vous qui êtes nées en Métropole où vous avez construit votre vie, par ce livre vous revendiquez vos racines guadeloupéennes, votre créolité. En fait votre livre, n’est-il pas une quête de vos racines ?
Estelle-Sarah Bulle : A l'origine, je voulais parler de ma propre situation de métisse née dans l'Hexagone. Mais il m'est vite apparu que si je voulais expliquer pourquoi j'étais née à Créteil, à huit mille kilomètres de là où était né mon père pourtant tout aussi français que moi, il fallait que j'explique ce qu'était l'île d'où il venait, et son histoire au XXe siècle. Une histoire très peu racontée dans la littérature française. Cela a été le point de départ de ma démarche. En écrivant, je n'ai pas eu vraiment de recherches à faire; je me suis aperçue que j'avais tout cela en tête depuis bien longtemps, sans même m'en apercevoir. Il m'a suffi de mettre ce récit sous forme d'une histoire avec une intrigue et des personnages forts. Ce n'est donc pas une quête de mes racines, que je connaissais complètement, mais plutôt une "mise en forme" consciente de mon histoire, de celle de ma famille, de celle des Antillais et des Guyanais.
I-dialogos: Par votre livre, vous aidez à mieux faire connaître et comprendre les réalités complexes de la Guadeloupe. Vous participez avec d’autres écrivain-e-s des Outre-Mer à porter la voix de ces territoires et à sortir ceux-ci des clichés que l’on entend trop souvent. Car il y a une profonde méconnaissance chez les citoyens, les élus et les acteurs économiques de l'hexagone, de la réalité des territoires ultra-marins et de leurs populations. Alors que ces territoires possèdent une richesse humaine, une diversité culturelle, une créativité et des potentialités économiques environnementales considérables, on sous-estime grandement l’intérêt pour le rayonnement de la France, de pouvoir disposer de ces territoires qui sont présents aux quatre coins du Monde et sur trois Océans, faisant de notre pays, le 2ème empire maritime mondial, après les USA. Originaire de l’île de Tiga en Nouvelle-Calédonie, Walles Kotra qui a été directeur exécutif chargé de l’Outre-mer au sein du groupe France-Télévisions parle dans son livre « Mes Outre-Mer, Itinérance d’un océanien », de la France comme d’un « Pays-Monde » qui pourtant se « refuse de se penser en archipel mondial pour continuer à n'être qu'un Hexagone rabougri, incapable d'assumer sa géographie éclatée et ses champs culturels multiples". C'est un jugement implacable? Comment analyser ce désintérêt, incompréhensible à mes yeux ?
Estelle-Sarah Bulle : Je suis parfaitement d'accord avec les paroles de Walles Kotra. Récemment, durant les angoissantes élections législatives que nous venons de vivre, quelqu'un a dit : "Les Français voient la France comme un Renoir, alors qu'elle ressemble à un Picasso". C'est une autre façon de dire la même chose. Les Français n'apprennent pas suffisamment ce qu'est le territoire national réel, qui s'étend effectivement sur tous les continents. C'est dommage, car ce faisant, ils ne réalisent pas combien la richesse ethnique, géographique, culturelle de la France, est un des outils de sa puissance, voire le seul. Au XVIIIe siècle, un quart de la richesse de la France découlait directement de ses terres ultra-marines et des populations esclavagisées qui y travaillaient pour produire du sucre, de l'indigo, du cacao, du café, etc. D'immenses fortunes se sont ainsi bâties chez les propriétaires en Haïti (Saint-Domingue) et dans les autres territoires ultramarins. Sans compter ceux qui ont fait fortune dès le XVIIe siècle en armant des bateaux pour transporter les esclaves depuis l'Afrique vers ces possessions françaises; les armateurs de Nantes, la Rochelle, Bordeaux, Saint Malo, etc. Les richesses tirées de l'esclavage ont financé les guerres de Louis XIV, les parc et châteaux bâtis aux XVIIe et XIXe siècles, le développement des villes portuaires... Ce n'est pas pour rien que Napoléon a rétabli l'esclavage, sous la pression des grands propriétaires. C'est une histoire difficile, que la France a toujours du mal à regarder en face, ce qui explique qu'encore aujourd'hui, cette histoire et la situation présente qui en découle sont ignorées plus ou moins consciemment dans les livres d'Histoire et les musées.
I-Dialogos: Quand les élus, les décideurs et les citoyens de l'hexagone, vont-ils prendre conscience que la France est une puissance sur tous les océans, présente aux quatre coins de la planète, en Amérique du sud, dans les Caraïbes, en Amérique du Nord, en Océanie, dans l'Océan Indien, proche du continent africain, dans l'Antarctique et sortir du repliement, du pessimisme et du déclinisme qui suintent de partout ? Comment y parvenir ?
Estelle-Sarah Bulle : Il faut en parler calmement, sans se laisser aveugler par la culpabilité des siècles passés. La culture est un des moyens de faire comprendre cela (par la littérature la musique, les arts...). Mais sans une véritable prise de conscience de la classe politique (qui est toujours en retard par rapport à la société civile) et tant qu'un discours clair et pédagogique de sa part ne sera pas porté sur ces sujets, le problème perdurera, comme l'éléphant au milieu de la pièce.
I-Dialogos: En 2024, la France accueillera dans l'Hexagone, le Sommet de la Francophonie. A mes yeux, les Outre-Mer sont partie intégrante de la Francophonie, avec leurs particularités et leur diversité culturelle et linguistique. Fortement marqués par l'Histoire coloniale qui pèse dans les consciences et dans les rapports entre les différentes communautés, il y a souvent parmi une partie des peuples des Outre-Mer de la suspicion quand on parle de la Francophonie. N'est-il pas temps de repenser en France, la Francophonie en intégrant pleinement dans toute leur richesse et leur diversité, l'ensemble des territoires des Outre-Mer? Et peut-être de parler plutôt des Francophonies?
Estelle-Sarah Bulle : Je ne suis pas une spécialiste de la francophonie, mais il y a assurément des évolutions à mener sur la vision véhiculée et l'emploi de ce concept.
I-Dialogos: Le Sommet de la francophonie ayant lieu en France, n’est-ce pas l’occasion en 2024, au-delà du sommet institutionnel et de la "photo de famille", d’intégrer pleinement les territoires ultra-marins dans la Francophonie, leur permettant de faire vivre avec fierté leurs spécificités, leur richesse culturelle et ainsi de porter la voix de ces territoires au sein de l'espace et des institutions de la Francophonie?
Estelle-Sarah Bulle : Oui bien sûr. Cela passe par une véritable mise en avant de cette richesse par l'Hexagone. Les ultra-marins sont dans leur écrasante majorité très attachés à la France. Ils ne demandent qu'à briller dans le ciel national. Le problème vient du "centre", de la France continentale qui refuse de se reconnaître dans le miroir que lui tendent ses enfants coloniaux. Encore une fois, c'est un problème politique. La société civile est depuis longtemps prête à échanger et à apprécier cette richesse culturelle. Il n'est qu'à voir le succès du rap, du zouk, de la cuisine réunionnaise et antillaise, des milliers de touristes hexagonaux qui sont heureux de visiter ces territoires où ils peuvent parler français, des communautés antillaises francophones qui peuplent les Alliances françaises à New York, Miami, Londres... Les échanges sont multiples.
I-Dialogos: A tous mes interlocuteurs et interlocutrices, je leur pose la question suivante sur leur lien avec la francophonie. Vous concernant, est-ce que vous vous considérer comme une écrivaine francophone ? Ou non ?
Estelle-Sarah Bulle : Non, je suis une écrivaine française. Mes parents et leurs aïeux sont français depuis des générations, aussi loin que l'on remonte (sauf du côté de ma grand-mère maternelle, qui était allemande mais perdit sa nationalité à l'âge de dix ans à cause du nazisme). Je suis née en France. Pourquoi devrais-je me dire francophone, alors que le père de mes enfants par exemple, né à Avignon, a des origines provençales qui s'ancrent dans un territoire, le Comtat Venaissin, qui ne fut entièrement français que cent ans après la Guadeloupe. Et pourtant, s'il se mettait à écrire, on ne lui poserait même pas la question; il serait considéré comme un écrivain français...