Afrique: entre cafouillis et désirs démocratiques / Serge Mathias TOMONDJI

Journaliste et éditorialiste béninois, Serge Mathias TOMONDJI est installé au Burkina Faso depuis 1993, où il a assumé différentes fonctions et responsabilités dans plusieurs organes de presse écrite et en ligne. Il a également présenté plusieurs émission à la radio, avant de poursuivre, depuis 2017, son aventure professionnelle à la télévision, comme éditorialiste et comme animateur de débats sur des sujets variés, concernant notamment l'actualité et les mutations sociopolitiques du continent africain, ainsi que sur la culture, la société, les idées.

La démocratie ! Tout le monde en parle, affirme même agir en son nom et pour ses principes, mais chacun l’interprète à sa guise, la dessine, la crayonne selon ses propres aspirations et sous le joug de ses propres intérêts… 

Ah, la démocratie ! 

Comme chacun sait bien la pervertir, l’interpréter, la recalibrer, l’appliquer selon son bon vouloir, puis l’évoquer pour renoncer à ses devoirs… 

Vous avez dit démocratie et les rues d’Alger, de Conakry, de Bamako, de Tunis, de Ouagadougou ou encore de Khartoum répondent à l’appel pour le changement, avant que ne résonne dans les chaumières, une révolution ou une insurrection plus tard, le silence de la désillusion ! 

Pourtant, la démocratie doit s’exprimer, s’exécuter, se vivre… Car le pouvoir du peuple doit s’énoncer et s’exercer par le peuple et pour le peuple. 

C’est l’une des raisons pour lesquelles le 15 septembre de chaque année est consacrée Journée internationale de la démocratie par les Nations unies. L’instauration de cette journée vise ainsi à examiner, chaque année, l’état de la démocratie dans le monde, à en apprécier les avancées, constater les piétinements et à activer les plaidoyers nécessaires… 

Mais entre la démocratie de façade et la démocratie des slogans qui nous sont servies depuis de longues années, au-delà de l’aspect institutionnel qui semble se résumer pour les forts du moment à des élections dont les résultats sont souvent préfabriqués, comment ancrer le principe démocratique et ses valeurs universelles dans les cœurs et dans les comportements si elle n’induit pas le développement ? 

Quand on évoque les processus démocratiques en cours sur le continent africain, on ne peut en effet pas s’empêcher de noter ces coups d’État, révisions constitutionnelles et donc remise en cause de la limitation du nombre des mandats présidentiels qui rythment un parcours des plus contrastés ces trois dernières décennies. Au point que d’aucuns se demandent encore si la démocratie, finalement malade de ses turpitudes et intrigues, n’est pas inadaptée pour l’Afrique, reprenant en chœur l’antienne de Jacques Chirac, ancien président français aujourd’hui décédé, qui proclamait en 1990 que… «la démocratie est un luxe pour les Africains» ! 

LA DÉMOCRATIE NE SE DÉCRÈTE PAS… 

Il faut cependant se rappeler que six années plus tard, à la faveur du mémorable discours qu’il a prononcé le 18 juillet 1996 à Brazzaville, au Congo, sur l’histoire de l’Afrique et son accession à la démocratie, le même Jacques Chirac avait rendu un vibrant hommage au continent noir, précisant les contours de sa vision de la démocratie. 

L’Afrique, avait-il notamment indiqué, est «un continent libre, riche d’anciennes et puissantes traditions, de fécondes valeurs de civilisation. Moins qu’ailleurs, la démocratie ne s’y exporte, ne s’y plaque, ne s’y décrète. Plus qu’ailleurs, elle doit s’y ressentir, s’acclimater, s’enraciner. Plus que jamais aussi, l’Afrique a besoin de la démocratie, source de stabilité, de confiance, de solidarité». 

Aussi, affirme Jacques Chirac, «nous n’avons pas à lui donner de leçon de démocratie. Tout au plus, pouvons-nous lui inspirer, lorsque c’est nécessaire, un désir de démocratie, lui montrer les voies qui s’ouvrent à elle et les progrès qu’entraine naturellement l’ouverture démocratique. Nous pouvons alors, par notre soutien et nos encouragements, l’accompagner partout où les Africains ont fait eux-mêmes le choix de la démocratie». 

Il serait injuste de dire aujourd’hui que les désirs de démocratie n’ont pas animé les opinions publiques et la classe politique africaines depuis le début de la décennie 1990. Après le Bénin et La Baule, les conférences nationales ont ainsi essaimé sur le continent pour tourner le dos aux régimes mono-partisans d’alors, avec un mélange, il est vrai, d’injonction française, mais aussi de véritable aspiration à la liberté des citoyens africains. 


Ces conférences nationales ont notamment concerné, à part le Bénin en février 1990, le Gabon, du 1er mars au 19 avril 1990, le Congo, du 25 février au 10 juin 1991, le Mali en août 1991, le Togo du 8 juillet au 28 août 1991, le Niger du 29 juillet au novembre 1991, le Zaïre, aujourd’hui République démocratique du Congo, du 7 août 1991 au 17 mars 1993 — soit presque deux ans sans que le consensus qui sous-tendait ce conclave ne soit au rendez-vous —, le Tchad du 15 janvier jusqu’en mars 1993. 

Et puis il y a eu des groupes d’opposition en République centrafricaine, au Cameroun, à Madagascar, au Burkina Faso et en Mauritanie, qui ont demandé des conférences nationales, avec des résultats variés. Aujourd’hui, trente-trois ans après ce printemps démocratique, plusieurs pays d’Afrique semblent être revenus à la case départ, puisque des bisbilles juridico-politiciennes sont venus dévoyer la trajectoire amorcée en 1990. 

Les fruits du «Printemps arabe» ?

Même les fruits du «Printemps arabe» du début de la décennie 2010, qui a balayé les vieux régimes de la Tunisie et de l’Égypte notamment, n’ont pas tenu la promesse des fleurs. Les travers n’étaient donc pas bien loin et cette affaire de limitation des mandats a également connu, et rapidement, ses détracteurs. 

On a ainsi assisté à des révisions constitutionnelles ci et là pour déverrouiller ce maudit cadenas. Au point que Niamey, la capitale du Niger, a abrité, du 2 au 4 octobre 2019, un sommet sur le constitutionnalisme et la limitation des mandats présidentiels en Afrique. Cependant, les résolutions de ce sommet n’ont produit aucun effet puisque depuis, Alpha condé a décidé de briguer un troisième mandat en Guinée, tout comme Alassane Ouattara en côte d’Ivoire. 

De plus, une série de coups d’État est venue jeter un gros pavé dans la mare de la démocratie en construction sur le continent, et on s’interroge bien sur les effets contaminateurs de ce mode de prise de pouvoir par la force des armes que l’on croyait révolu. 

Après le Mali le 20 août 2020, puis le 21 mai 2021, le Tchad, le 21 avril 2021, la Guinée, le 5 septembre 2021, le Soudan, le 25 octobre 2021, le Burkina Faso, le 24 janvier, puis le 30 septembre 2022, le Niger et le Gabon viennent de s’inscrire sur ce registre, respectivement les 26 juillet et 30 août 2023.

 CONSTITUTIONALISME ET COUPS D’ÉTAT 

Ce retour en force des pouvoirs militaires sur le continent, qui portent des transitions politiques de nouvelle génération avec des périodes plutôt longues sur des promesses de refondation, constituent un sérieux pied de nez aux processus démocratiques de plus en plus décriés. 

Il signe aussi l’échec du sommet sur le constitutionnalisme et la limitation des mandats présidentiels en Afrique, qui s’est tenu du 2 au 4 octobre 2019 à Niamey, au Niger.   Initié par le National Democratic Institute (NDI) et ses partenaires, notamment la Fondation Kofi Annan, Open Society Initiative for West Africa (Osiwa) et le Africa Forum, ce sommet a tout de même relevé que l’on assiste à un recul démocratique suite à des modifications constitutionnelles intempestives, qui ont supprimé le verrou de la limitation des mandats adopté lors du renouveau démocratique des années 1990. 

Plusieurs anciens chefs d’État ont pris part à ce sommet qui s’est achevé par l’adoption d’une déclaration, dite de Niamey, en guise de plaidoyer en faveur de la limitation des mandats présidentiels sur le continent. Cette rencontre visait donc à consolider la démocratie et le transfert pacifique du pouvoir sur le continent, notamment à travers le respect de la limitation du nombre des mandats présidentiels actés par la plupart des Constitutions en Afrique. 

L’ancien chef d’État du Bénin, Nicéphore Dieudonné Soglo, premier président du renouveau démocratique béninois de l’ère post-conférence nationale, avait notamment souligné l’importance du respect de cette mesure «pour que la renaissance africaine devienne une réalité». 

Premier pays à consacrer cette limitation des mandats présidentiels dans sa Constitution adoptée au sortir de l’inédite Conférence nationale des forces vives de février 1990 — la toute première intervenue sur le continent africain, avant même le fameux 16e sommet France-Afrique qui s’est tenu à La Baule, et au cours duquel le président français François Mitterrand a conditionné, le 20 juin 1990, l’aide au développement à l’instauration de régimes démocratiques — le Bénin tournait le dos à plusieurs décennies d’une vie politique chaotique. 

Après les luttes intestines de camps rivaux et la caporalisation de la vie publique nationale par des intérêts personnels et égoïstes, il était plus que temps d’ouvrir le champ politique à d’autres courants afin de favoriser l’alternance… 

Le Bénin peut encore s’enorgueillir aujourd’hui d’avoir réussi, en dépit des difficultés qui ont jalonné l’expérience, d’être l’un des seuls pays de l’Afrique de l’Ouest — avec le Sénégal et le Cap-Vert, où en plus on n’a enregistré aucun coup d’État militaire depuis l’indépendance de ces pays — à respecter cette clause limitative des mandats présidentiels depuis 1991, et à avoir ainsi renouvelé à quatre reprises en 30 ans, son chef de l’État : Nicéphore Dieudonné Soglo (1991-1996), Mathieu Kérékou (1996-2006), Thomas Boni Yayi (2006-2016), Athanase Guillaume Patrice Talon (depuis 2016 et normalement jusqu’en 2026). Patrice Talon a d’ailleurs corsé les dispositions de la limitation en introduisant, aux termes de l’article 42 de la Constitution révisée le 7 novembre 2019, la mention qu’en aucun cas, «nul ne peut, de sa vie, exercer plus de deux mandats de Président de la République». Ce qui exclut que l’on puisse terminer ses deux quinquennats à la tête de l’État, observer une parenthèse puis revenir en triomphateur cinq ou dix ans plus tard…   

Une exception africaine vient du Mozambique, où la constitution permet de remettre les compteurs à zéro et d’être éligible pour d’autres mandats dès lors qu’on a quitté le pouvoir après son second mandat pour au moins une mandature de cinq ans. 

SEULEMENT VOILÀ ! 

Il est tout de même bon de noter que le tableau n’est pas si sombre. Mention spéciale d’ailleurs au Ghana qui s’illustre sur le continent en matière d’alternance à la tête de l’État. 


Depuis l’avènement de la Ive République en 1992, pas moins de cinq présidents se sont déjà succédés à la tête du pays. Entre 1990 et février 2018, apprend-on ainsi dans l’ouvrage du fonctionnaire international Issaka Souaré intitulé «Les partis politiques de l’opposition en Afrique : la quête du pouvoir», 21 chefs d’État africains ont quitté le pouvoir après avoir épuisé leurs mandats constitutionnels». À ces 21 chefs d’État qui ont tenu à respecter les dispositions de la Loi fondamentale de leurs pays en la matière, il faut notamment ajouter les départs de Uhuru Kenyatta au Kenya (9 avril 2013 au 13 septembre 2022), et de Mahamadou Issoufou au Niger (7 avril 2011 au 2 avril 2021), dernier lauréat en date du prix Mo Ibrahim pour la gouvernance. 

«Partir, c’est mourir un peu», dit le romancier et journaliste français Edmond Haraucourt dans son poème Le Rondel de l’adieu paru en 1890. Et c’est justement pour assurer une après-présidence digne à nos gouvernants que la Fondation Mo Ibrahim a initié, depuis 2007, le Prix Mo Ibrahim pour le leadership d’excellence en Afrique. 

Ce prix met ainsi en avant «le travail dans l’intérêt du public ou son action en faveur du développement durable d’un ancien chef d’État ou de gouvernement d’un pays d’Afrique subsaharienne, qui a quitté ses fonctions au cours des trois dernières années». Il est assorti d’une belle cagnotte de cinq millions de dollars ainsi que d’une pension annuelle à vie de 200 000 dollars, doublée si l’ancien dirigeant fonde une œuvre caritative. Seulement voilà ! 

«Trop de chefs d’État africains se croient irremplaçables», confesse Mo Ibrahim, qui semble dépité par l’absence, certaines années, de leaders dignes pour mériter cette belle récompense. 

En effet, après quatre années au cours desquelles il a salué le travail et l’œuvre du Mozambicain Joaquim Chissano, qui en fut le premier lauréat en 2007, suivi du Botswanais Festus Mogae en 2008, il a fallu attendre 2011 pour primer le Capverdien Pedro Pires. 

Nouveau passage à vide jusqu’en 2014, avec le sacre du Namibien Hifikepunye Pohamba. Avant qu’il ne récompense, en 2017, Ellen Johnson Sirleaf, ancienne présidente du Liberia. 

Le dernier lauréat de ce prix s’appelle… Mahamadou Issoufou, récompensé au titre de l’année 2020, pour avoir pacifiquement passé le témoin à Mohamed Bazoum au terme de ses deux quinquennats à la tête du Niger. 

QUESTIONNEMENT 

En tout état de cause, indique Issaka Souaré, l’Afrique comptait, en 2017, 35 pays qui limitent le nombre de mandats de leur président, 12 pays qui n’ont aucune clause limitation de mandat dans leurs Constitutions et six pays ayant aboli la limitation du mandat de leurs constitutions. 

Par ailleurs, deux pays — le Rwanda et le Congo-Brazzaville — ont modifié leurs Lois fondamentales et la disposition sur la limitation du mandat, tandis que quatre pays ont aboli la clause limitative avant de la rétablir. 

Pourtant, la limitation des mandats présidentiels n’offre pas forcément une garantie pour l’alternance et certains pensent même qu’elle ne constitue pas un gage de réussite démocratique et de développement. Doit-on s’émanciper de cette camisole de force et laisser les peuples décider de reconduire ou non leurs dirigeants dans les urnes ? 

Comment la démocratie peut-elle impacter le quotidien des populations rurales par exemple, qui ne savent pas grand-chose de cette architecture institutionnelle ? 

Comment promouvoir l’intégrité et la bonne gouvernance, qui sont aussi de vrais piliers de l’exercice démocratique ? 

Sur quoi devrait finalement reposer la démocratie en Afrique ? 

Faut-il relire, reformater la démocratie telle qu’elle se pratique sur le continent ? 

Plus de Trente ans après les conférences nationales, doit-on convoquer des états généraux d’Afrique pour penser un nouveau modèle de fonctionnement institutionnel ? 

Beaucoup de questions auxquelles les mutations en cours actuellement sur le continent devraient trouver des réponses adéquates, en gardant toutefois à l’esprit que l’Afrique aspire majoritairement à la démocratie, à la liberté et au développement. 

L’institut Afrobaromètre, qui a compilé des données de 36 pays sur la question en 2021-2022 révèlent en effet que 66%, soit deux tiers des Africains, «préfèrent la démocratie à toute autre forme de gouvernement», tandis que «78% rejettent les régimes du parti unique et 67% les régimes militaires». 

À noter aussi que 67% des sondés sont favorables à la liberté des médias, pendant que «73% des Africains approuvent la limitation du nombre de mandats présidentiels». Des données qui éclairent sur les désirs de démocratie, d’alternance et de liberté en ces temps où l’Afrique cherche à nouveau ses repères, entre refondation, résurgence de coups d’État, lutte contre le terrorisme et crises multiformes et multidimensionnelles… 

© Serge Mathias Tomondji Ouagadougou, 21 septembre 2023