Une interview exclusive de Vladimir FEDOROVSKI

Vladimir Fédorovski, diplomate et écrivain russe, est le fils d’un héros ukrainien de la seconde guerre mondiale. C’est en 1972 qu’il commence à travailler comme attaché à l’ambassade de l’Union Soviétique en Mauritanie où il assiste Léonid Brejnev. En poursuivant sa carrière, c’est vers la France qu’il se tourne. Il est nommé attaché culturel à Paris en 1977 et passe un doctorat en histoire sur le rôle des cabinets dans l’histoire diplomatique française en 1985.A son retour à Moscou, il travaille au ministère des Affaires étrangères en 1983. C’est alors qu’il se lie d’amitié avec Alexandre Iakovlev, éminence grise de Gorbatchev et considéré comme instigateur de la perestroïka. Il sera nommé conseiller diplomatique et participera à la promotion de la perestroïka en France. Finalement lassé par l’ "incohérence" de Gorbatchev, il décide de quitter la carrière diplomatique en 1990 pour participer à la création d'un des premiers partis démocratiques russes, le Mouvement des réformes démocratiques. S'opposant à la ligne dure du parti communiste et du KGB, il devient  le porte-parole du mouvement des réformes démocratiques pendant la résistance au putsch de Moscou d'août 1991  Vladimir FEDOROVSKI  se concentre depuis sur sa carrière d’écrivain. Ses ouvrages, écrits en français, deviennent des succès internationaux et sont traduits dans 28 pays.  Il est  l’écrivain russo-ukrainien le plus édité en France.

Propos recueillis par Pierrick Hamon

I-Dialogos : Vladimir Fedorovski, deux de nos plus grands philosophe et sociologues européens, centenaires, Jürgen Habermas et Edgar Morin, ont tous deux connu les désastres du précédent conflit mondial. Ils savent donc de quoi ils parlent à propos de la guerre en Ukraine, et cela face à la multiplication, dans les médias et sur les réseaux sociaux, de discours simplistes et bellicistes.  Ils ont appelé au dialogue et à la raison, sans être, pour le moment, beaucoup entendu, notamment en France.   « Nous sommes – selon Edgar Morin -  dans l’escalade de l’inhumanité et la dégringolade de l’humanité, l’escalade du simplisme et la dégringolade de la complexité ».  Qu’en pensez-vous ?  

Vladimir Fedorovski : Edgar Morin a tout à fait raison quand il alerte sur la multiplication, des discours bellicistes opposés à toute recherche de compromis. C’est un problème réel. 

En réalité, les simplifications compliquent l’analyse. Il faut nommer les faits et analyser, en faisant, même si ce n’est pas facile, abstraction des opinions et sentiments personnels. C’est cela le travail du journaliste tout comme et, plus encore, celui du diplomate, celui que je fus auprès de Gorbatchev dans son combat pour sortir de la guerre froide. J’y ai oeuvré toute ma vie. J’ai, vous le savez, des origines à la fois russes et ukrainiennes. Mon père était un grand ukrainien, héros de la 2ème guerre mondiale. 

Nous vivons à nouveau, un des moments les plus dangereux de l’histoire de l’humanité. 

J’approuve totalement les avertissements lancés par Edgar Morin et Jürgen Habermas tout comme l’appel des journalistes italiens qui, tout en n'approuvant pas  évidement l'invasion de l'Ukraine, dénoncent une narration partiale et hyper simpliste  et plaident pour plus de professionnalisme de la part de leurs collègues. 

Sur la scène politique, il en est qui ont tiré les enseignements de leur expérience. Ainsi, et entre autres, de Jean-Pierre Chevenement et Hubert Védrine en France, mais aussi de Jeffray Sachs et Henry Kissinger aux Etats Unis. 

Ces deux derniers, tout de même bien peu suspects de complaisance à l’égard de la Russie, ne cessent de répéter que pour mettre fin à la guerre en Ukraine, il faut privilégier la diplomatie alors que, selon eux, les Etats Unis semblent réticents face à l’hypothèse d’une paix négociée. Au moins pour le moment.   

Les gens expérimentés sont effarés par la gestion actuelle de cette crise, ainsi que par son traitement médiatique qui, de part et d’autres, relève de la propagande d’un temps que l’on pensait révolu. 

J’ai rencontré, il y a peu, un très grand personnage. Il était un collaborateur du président Kennedy qu’il avait assisté – il était beaucoup plus jeune naturellement -  à la gestion de la crise de Cuba. Il m’a raconté que la première préoccupation de Mac Namara, qui était alors le Secrétaire d’Etat américain à la Défense, connu pour être  bien peu complaisant lui aussi avec l’Union soviétique, c’était de rechercher une issue, de trouver un compromis qui permette de sauver le monde. 

Ce haut personnage m’a confié être particulièrement préoccupé par l’extrême simplification véhiculée, selon lui, par les médias, et par l’absence d’intérêt pour toute recherche de compromis. Il m’a dit que si la crise de Cuba avait été gérée comme aujourd’hui avec celle de la guerre en Ukraine, le monde aurait été plongé dans l’apocalypse. 

Le danger est même plus grave que pendant la guerre froide, parce que pendant la guerre froide, il y avait la distinction entre la politique réelle et la propagande. 

Aujourd’hui il y une véritable confusion. Pour parler d’une manière crue, les gens mentent et finissent par croire à leurs mensonges, dans une sorte de gravissime auto intoxication. 

Si en Russie ou en Ukraine, cela serait moins étonnant, cela concerne, désormais et paradoxalement, des médias occidentaux qui sont censés être protégés par une liberté d’expression garantie par un Etat de droit et les mécanismes de la démocratie. 

Faites attention, les russes savent ce qu’est la résilience, il suffit de lire ou relire Tolstoï. Les russes ont vécu dix fois moins bien sous Eltsine que sous Poutine. Avec les sanctions, le revenu des russes va sans doute baisser mais probablement moins que celui des européens. J’avais écrit qu’il ne fallait pas toucher aux revenus du gaz et du pétrole russe, que cela risquait alors de détruire l’économie allemande et celle des autres. 

L’Europe risque bien d’être le dindon de la farce, piégé par le déclenchement  des sanctions.   

J’ai participé autrefois avec les américains, au temps de l’Union soviétique, à l’élaboration et la signature des accords sur le contrôle des armes, et avec un certain sénateur Biden.

 Ces accords n’existent plus. Cela donne la dimension du désastre.  Le basculement majeur a été atteint avec les interdictions de Dostoiski par les italiens, puis les interdictions des auteurs et artistes russes dans plusieurs pays européens. N’est ce pas là le signe d’une rupture civilisationnelle avec une russophobie insensée ? 

Un ministre français est même allé jusqu’à dire « que la Russie allait être mise à genoux et que les russes, en colère, allaient rapidement se révolter (sic) ». Le chef de la diplomatie européenne, Josep Borell, a ensuite osé affirmer que l’Europe se trouvait face à des jungles !!!  i Un mot qui, il y a quelques années, il n’aurait pas été possible de prononcer. 

Traiter de jungles le reste du monde aurait été qualifié de raciste.  Est-ce cela la Diplomatie ?  Pas sur que cela aide à rétablir en Afrique et ailleurs l’image de l’ « Occident » .

Les interdictions culturelles, comme de celles relatives à Dostoïevski, et qui en rappellent d’autres, sont en réalité totalement contre productives au niveau des populations. Il y a là une grave erreur de gestion des contacts avec la Russie. 

A l’époque de Gorbatchev, 80% des russes étaient pro européens. Aujourd’hui, c’est à peine 10%. Certains à Bruxelles poussent à l’interdiction aux russes de voyager alors qu’il faudrait, au contraire, tendre la main à la société civile russe. 

La Russie est ainsi poussée, même à son corps défendant, à se tourner vers l‘Asie, le continent d’avenir, alors que l’Europe trahit se valeurs. Si la majorité des russes soutient encore Poutine, cela est aussi liée à cette perception, à tort ou à raison, de la société occidentale telle que véhiculée. 

Au dela de l’escalade verbale le traitement de l’affaire de « la bombe sale » est significatif, alors que dans le même temps il y a eu reprise des conversations téléphoniques, dont on a beaucoup moins parlé.... 

Pendant la guerre froide, le dialogue n’a jamais été rompu. Je suis donc  très heureux qu’il y ait ces échanges téléphoniques entre les chefs des forces armées, entre le ministre de la défense russe et son homologue  le Secrétaire d’Etat à la défense américain, ainsi qu’avec le ministre français. Il faut y voir des prémices alors que nous sommes dans l’impasse. 

Faut il prendre à la lettre les déclarations des ukrainiens qui disent qu’ils vont gagner la guerre et reprendre la Crimée, puis pendre Poutine et scinder la Russie en cinq ? 

Mon expérience est qu’il faut faire attention dans la mesure où la réponse russe pourrait aussi être très dure avec l’utilisation des armes tactiques nucléaires. 

Les militaires américains disent que si les Russes vont jusqu’à Odessa, ils interviendront pour détruire la flotte russe. Ce serait alors vraiment la guerre mondiale et l’apocalypse planétaire qui s’en suivrait. 

Il faut absolument retrouver la raison diplomatique et donner la possibilité d’exprimer des avis différents, et retrouver le dialogue, et ne plus mélanger information et propagande, même si cette dernière dimension est propre à la guerre. 


I-Dialogos : A propos de la tragédie ukrainienne , on assiste de part et d’autre à un développement généralisé de la propagande et de la contre propagande. Qu’en pensez-vous ?  

Vladimir Fedorovski : C’est un constat que les journalistes ne relèvent pas, et que les décideurs ressentent.  Gorbatchev, pour qui j’ai travaillé autrefois, ne cachait pas son inquiétude à ce sujet. 

Avant de mourir, il a même lancé une sorte d’alerte angoissée dans un monde qui lui apparaissait comme pouvant être à la veille de l’apocalypse, avec des menaces et un vrai danger nucléaire au plan mondial. Même Biden semble commencer à s’en inquiéter en comparant la crise actuelle avec celle de Cuba. 

L’exemple du traitement médiatico-politique de la santé de Poutine constitue le symptôme le plus flagrant d’une certaine dérive médiatique ou de son aveuglement.  

Pendant trois  mois, il n’a été question dans la majorité des  médias,  et tous les soirs aux infos TV,  que de la maladie de Poutine, car  « il avait des preuves qu’il avait un cancer, qu’il allait bientôt mourir, bientôt, etc, etc … » jusqu’à ce qu’on apprenne que Poutine n’avait rien de tout cela, et tout s’est soudainement calmé… Vous comprenez qu’il y a amalgame entre les suppositions et les désirs. 

Deuxième exemple : Poutine aurait mal calculé les choses, il a été piégé par ses propres service. Certes l’agression russe est une réalité incontestable. Mais inutile d’en rajouter dans des manipulations à multiples facettes.  

Dans le fonctionnement des médias français, et pas seulement, il y a une relève de génération qui saute aux yeux avec des journalistes qui sont venus à ce métier de moins en moins par vocation. La question est également celle de la compétence avec une formation peu à l’écoute du monde ou avec une vision prétendant à l’universel. 

Cela crée une situation des plus dangereuses pour la démocratie et la…diplomatie. Les médias sont ainsi, et pas moins que les Politiques, de plus en plus discrédités, ce qui n’est pourtant pas toujours justifié. Cela concerne, d’une manière générale, la situation dans le monde. 

Il est donc essentiel de remédier à ces dérives et de pouvoir présenter des avis et analyses différentes, et plus poussées, avec une présentation d’une diversité de points de vue,  dans la grande tradition journalistique française. La France reste le pays de la liberté. 

Evidement qu’en Russie la propagande gouvernementale est verrouillée. Elle donne quand même la possibilité d’avoir accès à des avis différenciés. 

Evidement aussi que les russes, qui sont un peuple évolué, ont accès aux informations venant de l’extérieur. Ils ont librement accès aux réseaux sociaux.  

Evidement qu’Internet joue un rôle primordial en particulier au sein de la nouvelle génération. 

La réaction face à la crise n’est pas uniquement liée à la propagande que Poutine a axée sur l’extérieur. Le soutien à Poutine n’est pas seulement lié à cette propagande. Celle-ci joue néanmoins un rôle certes incontestable mais relatif.  

Il ne faut pas négliger le réflexe légitimiste, patriotique, d’ailleurs partagé par tous les leaders d’opposition, et parfois même beaucoup plus vigoureusement. 

Sinon, Poutine n’aurait pas pu lancer cette mobilisation partielle, même si elle est aussi contestée par d’autres au sein de la population   

Les russes ne sont pas dupes. Ils ont accès aux autres sources d’information. 

Les médias américains, tout en restant tout autant marqués par la question de la loyauté nationale, publient quand même des analyses qui peuvent être différentes, ce qui tranche avec la presse en France. 

Il n’y a pas, au Etats Unis, cette tendance à prendre ses désirs pour des réalités, qui est propre à cette dernière période du journalisme français. 

Comme ancien diplomate partisan de Gorbatchev ayant alors participé à sa pérestroïka, j’ai toujours été critique à l’égard de Poutine.  Mais présenter des éléments d’analyse, ce n’est pas la même chose que présenter des éléments de langage. Il faut savoir vérifier les faits. Le problème est que les journalistes se prennent parfois pour les juges, alors qu’ils devraient être le miroir. 

Le 29.10.2022

A noter la parution du dernier livre de Vladimir Fedorovski : "Poutine et l'Ukraine, faces cachées" publié aux éditions Balland, un livre qui donne des clés pour déchiffrer non seulement les faces cachées de Poutine mais aussi les aléas de ce nouveau monde avec une guerre qui, aux confins de l’Europe, constitue une menace d’apocalypse.