Mayotte et la France des territoires ultra-marins

Entretien avec Bruno GIRARD Docteur en étude cinématographique, Chargé de mission numérique Université de Mayotte, Chef de projet ANR-DEMOES XMEM, Chercheur associé laboratoire SIC.LAB

Mayotte partie intégrante de l’incroyable diversité culturelle et géographique de cette France non hexagonale que sont les territoires ultra-marins.

Jean Claude Mairal : Mayotte est actuellement au cœur de l’actualité. Ce département fait face à de nombreuses difficultés qui génèrent frustrations, colères et manifestations. La population mahoraise qui est française et le revendique fortement, se ressent comme française de seconde zone. De l’Hexagone, nous avons l’impression que les difficultés sont un puit sans fond. Comment analysez-vous la situation ? Comment donner une perspective positive à ces populations ? 

Bruno Girard Répondre à cette question est plutôt complexe car plusieurs phénomènes se superposent.  Comme un article du monde l’avait relevé « Mayotte, le département français des exceptions légales », assurément, ne s’applique pas sur cette île la même législation que sur le reste du territoire et celle qui est appliquée semble bien moins favorable qu’ailleurs. 

Cette situation et la promesse d’un éternel rattrapage contribue à donner l’impression que Mayotte est un de territoire de seconde zone, tout en disposant tout de même de compensations financières importantes souvent mal utilisées et parfois détournées, limitant tout rattrapage réel sur ce territoire.   

Il semble d’autre part que la question migratoire travaille le champ politique aussi bien que les médias locaux. Celle-ci est systématiquement associée à une montée de la violence sur ce territoire. 

A travers cette question, ces forces politiques en présence dénoncent l’inaction de l’état et donc son incapacité à protéger les citoyens de Mayotte.   En même temps, il est indéniable que les liens historiques et culturels avec les Comores et Madagascar devraient être pris plus en considération dans les solutions à trouver. 

En effet, il y a peu de familles qui n’aient pas un lien d’ordre familial avec ces îles voisines, rendant l’appréciation de la situation plus compliquée qu’elle n’y parait. La situation artificielle créée lors de la séparation des Comores d’avec Mayotte est bien sûr à l’origine des difficultés actuelles.

La seule réponse possible me semblerait d’inventer une structure régionale à l’image de l’union européenne où il serait possible de circuler librement entre ces îles tout en respectant les nationalités de chacun et en contrôlant la circulation des individus en dehors de cette zone.   

Bien évidemment une telle organisation susciterait de la part des forces politiques en présences beaucoup d’opposition au départ. Leurs positions sont plutôt de fermer les frontières de la manière la plus étanche possible aux territoires voisins sans jamais bien sûr pouvoir y parvenir.   

Les mouvements politiques locaux appuyés par leur députation réclament l’abandon du droit du sol sur Mayotte en considérant que la pression migratoire a pour origine le désir de devenir français de la part des migrants. Ce qui, sans enquête sérieuse sur le sujet, est loin d’être démontré. La circulation entre les îles est par nature déjà culturelle et familiale

S’il était possible de conditionner celui-ci (à titre temporairement ou expérimental) à l’acceptation du premier (la libre circulation) cela pourrait peut-être résoudre le dilemme qui se pose à chaque mahorais à titre individuel et à titre collectif. Si on écoute les gens, il y aurait sur Mayotte plusieurs groupes sociaux qui se superposeraient sur l’île. 

Il y a bien sûr les métropolitains profitant d’un surplus de salaire qui occuperaient les tâches de direction ou d’ingénieries, les mahorais (qui se disent mahorais depuis plusieurs générations car c’est quoi en fait que se considérer comme Mahorais ?) qui occuperaient les fonctions d’élu, de direction et de bureau constituant une sorte d’élite locale aisée ou la classe moyenne, les personnes disposant d’un titre de séjour occupant des positions subalternes et précaires et ceux sans papier vivant des activités informelles. 

J’ignore la réalité de ce constat qui me semble assez stéréotypé mais qui mériterait une étude sociologique approfondie.   Ce qui pourrait améliorer la situation serait donc de modifier le titre de séjour territorialisé en permettant à ceux qui disposent de ce titre de circuler partout en France et en Europe. 

Pour Mayotte cela permettrait de résorber toute une population qui se trouve bloquée sur l’île sans pouvoir se former ou travailler en dehors de Mayotte. C’est le cas de nombreux étudiants que je connais. Mayotte est pour beaucoup une prison à ciel ouvert.

Bruno Girard, des étudiantes et étudiants mahorais et Jean Claude Mairal 

lors du festival francophone du reportage court France Monde-France Océans à vichy en février 2020

 Jean Claude Mairal : Mayotte, la Réunion, Union des Comores, Madagascar, Maurice, Les Seychelles, Mozambique (les îles Quirimbas) et Tanzanie (îles de Zanzibar, Pemba et Mafia), sont des pays et territoires du Sud-Ouest de l’Océan Indien qui partagent une aire commune et une culture, celle des  îliens et des peuples de la Mer. N’y aurait-il pas une dynamique politique, culturelle, éducative, environnementale ou autre, à mettre en œuvre autour de projets co-construits en commun ? Il y en a peut-être qui existent déjà ? 

Bruno Girard:  Oui ce serait indispensable et utile même pour l’image de la France. L’université à travers sa composante internationale y travaille, il y a aussi les jeux des îles et certainement d’autres actions que j’ignore. J’ai participé aussi à l’école bleue outre-mer sur le Marion Dufresne qui avait une caractéristique régionale et scientifique particulièrement réussie. Toujours est-il que les mahorais ne sont cependant pas très tournés vers l’Afrique avec laquelle pourtant il partage une proximité linguistique et culturelle. Il faudrait pouvoir changer cette dynamique.   

Sur le plan de la culture des actions sont également menées notamment au pôle culturel de Chirongui, par la DAC et nous-même. Je travaille pour ma part au nom de l’université à créer un pôle culturel de formation et d’audiovisuel à rayonnement régional (plateau 101) avec le département de Mayotte et la DAC ainsi qu’un festival du film africain. Mais ces actions ne sont pas coordonnées par une grande dynamique régionale, ce mouvement est réellement à créer et à porter selon moi. Par ailleurs, il faut savoir que la Réunion, selon les mahorais, ont tendance à s’accaparer le leader chip de ces actions régionales. Ils ont plus de moyens et de compétences. Les mahorais considèrent que Mayotte est souvent oubliée dans ces deux parties de France et n’en obtient que les miettes que la Réunion veut bien leur laisser. 

Jean Claude Mairal: Militant depuis longtemps de la coopération de territoires à territoires de différents pays, ne serait-il pas opportun et judicieux de pouvoir favoriser des liens de territoires ultra-marins, de Mayotte notamment, avec des territoires de l'hexagone permettant de développer des échanges entre jeunes? De promouvoir des projets autour du thème « Mahorais d’ici et de là-bas » ? 

Bruno Girard: Parfaitement d’accord, d’autant plus que certains jeunes de Mayotte quittent difficilement l’île sur laquelle ils vivent, soit pour des raisons économiques soit pour une question de titre de séjour territorialisé.  Sur le Marion Dufresne, certains des étudiants n’avaient jamais quitté l’île de toute leur vie. Bien sûr d’autres bénéficient de ces déplacements vers l’hexagone ou la Réunion bien plus facilement sachant qu’il y a une diaspora Comoro-Mahoraise très implantée dans l’hexagone. Par contre, il y a paradoxalement moins d’échanges régionaux entre jeunes, lesquels seraient donc à promouvoir. Par exemple un événement culturel régional ou les jeunes pourraient présenter des réalisations de tout ordre que ce soit culturel, scientifique ou sportif serait la bienvenue.  

Jean Claude Mairal : Il y a une profonde méconnaissance chez les citoyens, les élus et les acteurs économiques de l'hexagone, de la réalité des territoires ultra-marins et de leurs populations. La France est le seul pays de l'Union européenne à rayonner en Amérique du Sud par sa présence en Amazonie, dans les Caraïbes, en Amérique du Nord à quelques encablures du Canada, dans l'Océan Indien proche de l'Afrique, dans l'Océan Pacifique, zone de l'Indo-Pacifique. Alors que ces territoires possèdent une richesse humaine, une diversité culturelle, une créativité et des potentialités économiques et environnementales considérables. 

On sous-estime grandement l’intérêt pour le rayonnement de la France, de pouvoir disposer de ces territoires qui sont présents aux quatre coins du Monde et sur trois Océans, faisant de notre pays, le 2ème empire maritime mondial, après les USA. Originaire de l’île de Tiga en Nouvelle-Calédonie, Walles Kotra qui a été directeur exécutif, chargé de l’Outre-mer au sein du groupe France-Télévisions parle de la France comme d’un « Pays-Monde »qui pourtant se « refuse de se penser en archipel mondial pour continuer à n'être qu'un Hexagone rabougri, incapable d'assumer sa géographie éclatée et ses champs culturels multiples". 

C'est un jugement implacable? Vous qui enseignez à l’Université dans un de ces territoires, à Mayotte, comment analyser ce désintérêt, incompréhensible à mes yeux ? Que faudrait-il mettre en œuvre pour que l'ensemble de nos concitoyens et des décideurs prennent conscience de la force que représentent ces territoires pour la France? 

Bruno Girard : C’est un terrible problème.  Il y a peut-être un rejet inconscient de la période colonialiste de la France et donc des territoires correspondants, mais je crois plutôt à la formule : loin des yeux loin du cœur. Et vous avez raison, c’est incompréhensible. Les mahorais se sont battus pour devenir Français mais la France semble délaisser ce territoire. On a parfois l’impression que pour celle-ci et bon nombres d’hexagonaux, Mayotte est une épine dans le pied couteuse dont il serait peut-être bon de se débarrasser. Par ailleurs, les médias nationaux ne parlent de nos régions qu’à travers ses catastrophes, ses problèmes …donc l’image donnée de nos territoires tournent soit autour du misérabilisme (même s’il y a beaucoup de misère), de la dangerosité (même s’il a effectivement de l’insécurité), soit de la carte postale touristique (mais peu de touristes malgré tout à Mayotte).    

Le grand absent de ces images et de ces discours, c’est l’incroyable diversité culturelle et géographique de cette France non hexagonale, la richesse de ses pratiques et de ses populations souvent très jeunes. Je crois que ces territoires devraient mieux maitriser les images qu’on diffuse (et pour cela, il faut de la formation, des compétences, des structures de production…, c’est l’enjeu du plateau 101 sur laquelle je travaille, que même la DAC ne semble pas avoir tout à fait perçue selon moi. C’est un enjeu, il faut une industrie audiovisuelle sur ces territoires, des films, des courts-métrages des documentaires pour changer l’image que se font les hexagonaux de ces territoires et donc des programmes nationaux pour les diffuser.   Mais ensuite, il faut que ces territoires s’organisent pour défendre leurs atouts sur le plan national et international pour démontrer les incroyables talents qui sont les leurs. Il faut qu’ils aient une présence plus grande y compris sur le champ politique (parlement ultra-marin, assises ultra-marine) car ils représentent une force non négligeable en nombre d’élus. Mais souvent ceux-ci semblent renchérir sur leurs difficultés pour requérir des moyens supplémentaires plutôt que de défendre la richesse humaine qui est la leur.  

C’est que sans doute si ces territoires étaient mieux considérés par le pouvoir, ils se sentiraient plus à même de porter leurs richesses aux yeux de tous. Il faut donc lutter contre ce misérabilisme ambiant. Il faut peut-être, je dirais volontiers, retourner le parapluie contre ce vent défaitiste. Peut-être qu’un colloque d’envergure international qui axerait la réflexion sur les réussites et les atouts des territoires ultra-marins serait bénéfique pour casser les idées reçues en la matière. Mais oui, il y a beaucoup à faire pour que ces territoires soient perçus non comme des problèmes mais comme une opportunité de rayonnement mondial. 

Jean Claude Mairal : N'est-il pas temps au niveau des décideurs politiques, économiques et culturels de l'Hexagone, de changer de logiciel et de vision vis à vis des Outre-Mer, de procéder à une réflexion profonde et de penser autrement les politiques menées en Outre-mer ? 

N'est-il pas temps également au niveau des élus des Outre-Mer qu'ils aient une autre approche de leur rôle politique dans leur territoire et vis à vis du pouvoir central à Paris ? La société civile n'aurait-elle pas aussi un rôle à jouer ? 

Bruno Girard  :Je crois avoir répondu à cette question avec la question précédente qui implique aussi un changement d’attitude de la part des élus ultra-marins. Une démarche plus pro-active sur les atouts de leurs territoires.   Ils doivent changer eux aussi la manière de se voir car ils ont eux-mêmes intériorisés cette vision négative. Il faut changer l’état d’esprit sans doute à partir d’un discours plus volontaire de leur part.  

Jean Claude Mairal: Les Outre-Mer sont une chance pour le développement de la France. Comment repenser les liens de ces territoires entre eux et avec l'Hexagone. Comment dans la diversité, l'Histoire et la réalité de chaque territoire, construire du commun et réussir à faire République française ? Est-ce possible ? Et comment ? 

Bruno Girard :Je pense que ma réponse a été précisée dans les deux questions précédentes. Il faut cependant bien comprendre que l’air du temps est au repli sur soi. Et que c’est un des effets de la technologie numérique, de la société du sans contact, partout dans le monde chacun se renferme autour de ce qui lui ressemble et cherche peu le contact avec ce qui ne leur ressemble pas. Une peur du contact étranger en quelque sorte qui peut même conduire à la haine de ce que l’on ignore. La Covid a été l’épidémie qui a accentué cet état de fait (voir mon article à ce sujet).  La seule chose à faire et de créer un mouvement universaliste où les gens retrouveraient le plaisir de retrouver la différence et cela sans écran. Ces mouvements de jeunesses qui existaient autrefois mais qui me semblent aujourd’hui dépeuplés ou fagocités par le même (ceux qui se ressemblent) (mais je n’en sais pas grand-chose à vrai dire). Donc le milieu scolaire pourrait être aussi le point de départ de ces rencontres de la diviersté. 

Jean Claude Mairal Lors de l'inauguration de la cité internationale de la langue française à Villers-Cotterêts, le Président de la République, Emmanuel Macron a notamment déclaré: "Un Français peut parfaitement se réclamer de plusieurs appartenances linguistiques. Chacun a le droit de connaître, parler et  transmettre sa ou ses langues, et c'est un droit non négociable. Toutes les langues sont égales du point de vue de la dignité. C’est pourquoi je veux que nos langues régionales soient encore mieux enseignées et préservées, qu'elles trouvent leur place dans l'espace public, en un juste équilibre entre leur rôle d'ancrage de langue régionale et le rôle essentiel de cohésion de la langue nationale. « Chez tout être humain, écrit Amin Maalouf, existe ce besoin d'une langue identitaire. Chacun de nous a besoin de ce lien puissant et rassurant. » Mais il faut entendre dans ce mot d'identité, surtout chez vous, non pas une identité contre, une identité meurtrière, mais une identité avec, qui ajoute, qui grandit, qui multiplie. Et là est précisément la force du français. Nous avons besoin de toutes ces langues, et d'une langue qui soit la même de Lille à Nouméa, de Marseille à Pointe-à-Pitre, pour nous sentir appartenir à la même entité nationale en nos différences."  

Avec votre connaissance de la situation à Mayotte, que lui répondez-vous à la lecture de sa déclaration? Que lui demanderez-vous afin que ces propos soient réellement mis en application à Mayotte? 

Bruno Girard : Qu’il les mette vraiment en application. Cela signifie à la fois le renforcement du français afin que tous les mahorais puissent bénéficier des effets de cette langue commune (économie, travail, culture,…) mais aussi le respect de toutes les langues parlées à Mayotte (qui sont assez nombreuses ici), obligation de doublage audiovisuel dans les deux sens pour les médias et les productions de ce genre, financement de la valorisation de la culture locale dans les langues vernaculaires avec un doublage en français, accessibilité de la culture française avec un doublage en shimaoré. Les langues ici sont parlées. Certaines associations travaillent à fixer une forme écrite du shimaoré mais une grande variabilité existe entre certaines zones géographiques. Il faut sans doute trouver le moyen de préserver les traces de ces variations.  La culture doit pouvoir se vivre dans sa langue natale. Par ailleurs, pour le cas de Mayotte la proximité avec une zone linguistique africaine mais aussi sans doute chirazienne ou arabe pourrait donner lieu à des échanges culturels et linguistiques passionnants. Les gens qui parlent des langues proches doivent pouvoir se retrouver. 

Jean Claude Mairal :  "Le réseau international des maisons des francophonies" parle des francophonies et pas seulement de Francophonie, car pour lui, dans les pays et territoires francophones et francophiles, d'autres langues existent notamment le créole, pour parler des Caraïbes et de la Réunion. Ne doit-on pas penser la Francophonie et le rayonnement de la langue française, non de manière dominante, mais comme le lien entre populations, tout en respectant et valorisant les différentes langues présentes dans les territoires, y compris en France? 

Bruno Girard :  Parfaitement en accord sur ce point. Le rayonnement du français passe nécessairement aussi par les langues qu’il côtoie et par les échanges entre elles. Plutôt que langue dominante, langue support à l’universalité et à la diversité des langues. 

Jean Claude Mairal : Que pensez-vous des propos de Yves Bigot, Président de la fondation des Alliances françaises dans un Hors-série de l'Eléphant qui écrit "La France est le seul pays qui ne s'intéresse pas à la francophonie"  et qui fait que les français "ne mesurent pas combien la Francophonie et la langue française sont notre force". Pour lui et nous y adhérons complètement, "La conscience de la force de la francophonie est notre avenir" et " Pour la nouvelle génération, la Francophonie représente un avenir culturel et géopolitique, et un futur économique crucial". Comment faire que les citoyens, les collectivités, les associations et les entreprises s'emparent et font leur, la Francophonie? 

Bruno Girard: Faire circuler les francophones en terre francophone ou faire circuler les œuvres francophones dans l’hexagone et réciproquement (à l’image de d’Unifrance chargé de la promotion du film français à l’étranger). Et quitte à travailler avec le numérique, créer une plateforme de contenus audiovisuels francophones. 

Une telle plateforme internationale aurait j’imagine une grande visibilité si, bien sûr, les gens étaient convaincus de l’importance du français dans le monde ou des valeurs de la francophonie dans le monde. Cela mériterait aussi une solution de financement de production francophone à travers le monde. Au moment, où j’écris ces lignes je m’aperçois qu’il faudrait l’équivalent d’un César pour les œuvres francophones (cinéma, théâtre, musique, danse…). Il y a donc un travail préalable à faire à ce sujet.  La francophonie, c’est aussi le vecteur et l’image de la démocratie, des lumières et de l’universalité qui ne sont plus des valeurs complétements reconnues à travers le monde, si l’on en croit les médias mainstreams. 

Les émissions spécifiquement francophones (sur radio-France ou ailleurs) sont trop conventionnelles pour attirer un public adolescent. Sans valeur la francophonie se perdra dans une forme sans saveur. 

Jean Claude Mairal:  Pourtant en 15 ans les rapports (Attali, Pouria Amirarshahi, CESE, etc) et les déclarations (Président Macron) sur la Francophonie et la langue française se sont succédés et rien ne semble avoir bougé. Christian Philipp qui a été le représentant du Président Sarkozy pour la Francophonie, nous a déclaré dans un entretien récent, "J’ai été fortement déçu par l’exercice des fonctions de Représentant personnel et c’est pourquoi au bout de 18 mois j’ai demandé à reprendre un poste de Recteur. Le Président Sarkozy était je pense convaincu de ce que la francophonie pouvait apporter, mais il n’avait pas le temps de s’investir (crise financière de 2008). La cellule diplomatique de l’Elysée comme le Quai d’Orsay ne manifestaient aucun intérêt pour la Francophonie, exception faite du Bureau des affaires francophones (on voit bien avec un simple Bureau que la francophonie n’est pas une priorité !)."   

Bruno Girard : Oui, c’est évident que cette question ne passionne pas grand monde en France. Voire se présente sous une forme ennuyeuse et conventionnelle quand elle s’exprime. Je ne sais pas si c’est seulement à l’état de redonner cette impulsion. Il y a une question d’image à changer sur ce sujet. Je ne sais pas quelle forme cela pourrait prendre. Elle reste à inventer. Mais les enjeux en termes de démocratie, d’universalisme, de liberté d’expression que finalement porte la francophonie sont cruciaux. Elle devrait se montrer plus conquérante et percutante sur le sujet voire s’imposer par une forme nouvelle. Ce n’est quand même pas croyable que ce soient les mouvements contraires qui semblent attirer les gens aujourd’hui. Il faut lutter contre cette idée reçue qui peu à peu percole dans les esprits. 

Jean Claude Mairal : En  octobre 2024, la France accueillera dans l'Hexagone, le Sommet de la Francophonie. A mes yeux, les Outre-Mer sont partie prenante de la Francophonie, avec leur particularité et leur diversité culturelle et linguistique. Fortement marqués par l'Histoire coloniale qui pèse dans les consciences et dans les rapports entre les différentes communautés, il y a souvent parmi une partie des peuples des Outre-Mer de la suspicion quand on parle de la Francophonie. Il ne faut pas oublier qu'en 1934 Aimé Césaire fonde, avec d’autres étudiants caribéoguyanais et africains (parmi lesquels le Guyanais Léon Gontran Damas, le Guadeloupéen Guy Tirolien, les Sénégalais Léopold Sédar Senghor et Birago Diop), le journal L'Étudiant noir, où apparaîtra pour la première fois le terme de « négritude », concept, forgé par Aimé Césaire en réaction à l’oppression culturelle du système colonial français, afin de promouvoir l’Afrique et sa culture dévalorisées par l'idéologie colonialiste. 

Senghor sera un des fondateurs de la Francophonie en 1962, qui n'est pas, on l'oublie trop souvent une création française, avec Habib Bourguiba (Tunisie), Hamani Diori (Niger), Norodom Sihanouk (Cambodge) et Jean-Marc Léger (Québec) N'est-il pas temps de repenser en France, la Francophonie en intégrant pleinement dans toute leur richesse et leur diversité, l'ensemble des territoires des Outre-Mer? 

Quelles initiatives pourraient être prises en 2024, au-delà du sommet institutionnel et de la "photo de famille", permettant dans l'hexagone, mais aussi dans les territoires ultra-marins, de faire prendre conscience de l'intérêt de la Francophonie et des Outre-Mer pour le rayonnement de la France et pour l'ensemble des territoires ultra-marins de faire vivre avec fierté leurs spécificités, leur richesse culturelle et ainsi de porter la voix de ces territoires au sein de l'espace et des institutions de la Francophonie? De nombreuses initiatives pourraient être prises, y compris à Mayotte ? 

Bruno Girard :  Reconnaître la francophonie comme espace et vecteur de liberté d’expression, d’universalisme et de démocratie, où tous ceux qui s’y reconnaissent puissent s’exprimer.  Pour cela rien de telle que de donner un élan à ce mouvement par une manifestation d’envergure regroupant toutes les diversités culturelles de la francophonie. Par universalisme, j’entends les valeurs communes à toute l’humanité qui doivent être préservées. 

Je considère que le respect de la personne humaine et des différences qu’elle porte est un de ces piliers les plus fondamentaux car reconnaître qu’il y a des différences et apprécier celles-ci devraient être notre patrimoine commun, tout comme le respect de l’égalité culturelle et sociale homme-femme si malmenée en ce monde. Il n’est donc pas celui que dénoncent certains comme une conception universalisée d’intérêts occidentaux. Bien sûr ces réflexions peut-être nous emmènent trop loin dans le champ des idées et peut nous entrainer au cœur de conflits idéologiques périlleux. 

Bien entendu la francophonie n’a ni le monopole de la démocratie ni celui de l’universalisme humain mais il doit y être attaché nécessairement aujourd’hui. Donc quelle forme cela pourrait prendre ? 

Cela pourrait prendre la forme d’un manifeste rédigé par les membres de la francophonie sous forme collaborative et dans plusieurs langues.  Quelles sont les valeurs communes reconnues par les francophones ? N’ayons pas peur des réponses, ayons plutôt peur de ceux qui voudraient nous empêcher de la poser.   

Jean Claude Mairal : Pour conclure notre entretien, ne serait-il pas temps de changer de logiciel concernant la Francophonie, de donner un nouvel élan à celle-ci pour construire avec les peuples et les territoires, une francophonie du 21ème siècle ? 

Bruno girard : Oui, plus que temps…La francophonie pourrait d’ailleurs être le porte étendard des valeurs humanistes de notre siècle puisque de grandes institutions semblent elles-mêmes y renoncer. Il y a même un rendez-vous de l’histoire avec ce sujet.   

 le 17-04-2024