De quoi la Francophonie est-elle le nom ?                                                                                                                                                           .              Patrice CARDOT

Ancien élève de l’Ecole française de l’Air (Promotion 1974) et de l’Ecole nationale supérieure de Techniques Avancées (ENSTA – Promotion 1983 – Option ‘analyse des systèmes), titulaire d’un DEA en intelligence artificielle (INP Toulouse -1986), Patrice Cardot est retraité depuis le 1er août 2016. 

Après avoir servi comme officier de l’Armée de l’Air en qualité de membre du Personnel navigant, enseignant-chercheur et cadre de direction, Patrice Cardot a servi la France dans de nombreuses fonctions : cadre de direction (direction des études, délégation aux relations industrielles) et enseignant-chercheur dans diverses grandes écoles d’ingénieur et universités en France et au Maroc, cadre d’administration centrale au sein de la Délégation générale de l’armement et du Ministère de l’Education Nationale, de la Recherche et de la Technologie, chargé de mission ‘Europe’ auprès du ministre de la Défense, et enfin, chargé de mission ‘questions européennes et internationales’ au sein du Conseil général de l’armement, organe de réflexion placé auprès du ministre de la Défense. 

Ancien auditeur de l’Institut diplomatique (2005), de nombreuses missions d’études lui ont été confiées par les pouvoirs publics nationaux et européens dans le cadre de mandats officiels. 

Connu pour sa conception résolument gaullienne du rôle de la France et de l’Union européenne dans le monde, reconnu et apprécié au niveau international pour ses compétences dans de nombreux domaines, Patrice Cardot a publié de très nombreux articles et ouvrages et présidé plusieurs colloques et séminaires importants autour des grands défis posés par la construction européenne, par le développement des hautes technologies, par la souveraineté numérique, par le double caractère global et systémique de la sécurité, par l’émergence de la politique de sécurité et de défense de l’Union européenne, par la sécurité et le développement – notamment sur le pourtour méditerranéen – ou encore par la globalisation stratégique. Patrice Cardot est chevalier de l’ordre des palmes académiques et de l’ordre national du Mérite.

Interview

Patrice Cardot,  pour vous qui êtes résolument engagé dans la sauvegarde et le développement de la Francophonie,  de quoi celle-ci est-elle le nom?

Lors de son entretien avec Jean Claude Mairal réalisé dans le cadre de l’article qu’il signe pour le think tank I-Dialogos sous l’intitulé ‘Au cœur des enjeux et défis de la Francophonie’[1], Christian Philipp, ancien représentant du président de la République pour la Francophonie, souscrit à l'appréciation d'Yves Bigot, Président de la fondation des Alliances françaises[2], pour qui « La France est le seul pays qui ne s'intéresse pas à la francophonie »  et qui fait que les français « ne mesurent pas combien la Francophonie et la langue française sont notre force ». 

Ce constat est également posé par les auteurs d’un ouvrage consacré à la francophonie[3], Marie-Laure Poletti, enseignante, responsable du Bureau pour l’enseignement des langues et des cultures (BELC) puis du département langue française du Centre international d’études pédagogiques (CIEP) et Roger Pilhion, qui a travaillé 18 ans à l’étranger, dans la coopération linguistique et éducative, puis 22 ans dans l’administration, au ministère des affaires étrangères en tant que sous-directeur chargé de la politique linguistique et éducative, dans un document-entretien réalisé pour le site Diploweb.com et intitulé : Francophonie : quelles réalités, contradictions et perspectives ?[4]  

Qu’est-ce alors que la Francophonie ? 

Créée le 20 mars 1970 à Niamey, l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF)[5], cet ensemble unique, riche de diversité, met en œuvre une coopération politique, éducative, économique et culturelle entre ses pays membres, au service des populations. La finalité de cette institution, depuis sa création, est la défense de la francophonie. Elle peut aussi servir de relais des Nations unies pour promouvoir certains objectifs de paix et de développement. Elle est en effet fondée sur le partage de la langue française et de valeurs communes. L'OIF regroupe un grand nombre d'États non francophones. Elle s'efforce de promouvoir un dialogue apaisé et de favoriser des relations pacifiques entre les pays membres, en mettant l’accent sur leurs points communs. 

Cette tâche, parfois difficile, revêt pourtant une importance majeure pour l'Organisation qui a pour objectif le développement la coopération entre États dans les domaines politique, économique et éducatif. 

Le partage des expériences et des bonnes pratiques, la concertation, la solidarité, la collaboration inclusive avec une multitude de réseaux institutionnels, universitaires et de la société civile sont les valeurs ajoutées qui guident son action. Une attention particulière est portée aux jeunes et aux femmes ainsi qu’au numérique dans l’ensemble des actions de l’OIF. 

Parmi les pays membres de l’OIF, certains sont plus fortement attachés à la francophonie, notamment ceux dont le français est la langue officielle. L’OIF met en œuvre la coopération multilatérale francophone aux côtés de l’Assemblée parlementaire de la Francophonie (APF) et de quatre opérateurs : l’Agence universitaire de la Francophonie (AUF), TV5MONDE, l’Association internationale des maires francophones (AIMF) et l’Université Senghor à Alexandrie

Elle peut s'appuyer sur ses quatre représentations permanentes et ses six bureaux régionaux, qui relaient son action à travers le monde. Toutefois, cette organisation internationale fait l’objet de critiques régulières. 

Les politiques publiques françaises et de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF) présentent-elles des contradictions ? 

Dans le document-entretien cité supra, Roger Pilhion et Marie-Laure Poletti mettent en évidence deux contradictions entre ces politiques. 

« Première contradiction : Sur les 84 pays et gouvernements membres de plein droit, membres associés et membres observateurs de l’Organisation internationale de la Francophonie, seuls 36 pays sont majoritairement ou partiellement francophones. La majorité des pays membres ne le sont donc pas. Leur adhésion peut s’expliquer par l’attachement à des valeurs portées par la Francophonie, à l’histoire, à des contextes régionaux particuliers ou encore à une démarche francophile, voire à la recherche d’un contre-pouvoir face à l’anglo-américain. 

Deuxième contradiction : considérer que la promotion du français passe prioritairement par la présence d’un réseau culturel et scolaire extrêmement développé. Au total, le dispositif culturel français compte plus de 1000 implantations. Il accueille environ 620 000 étudiants chaque année. Au total, dans ce qu’il est convenu d’appeler dans le jargon du Quai d’Orsay, les ″emprises françaises″, on accueille donc environ un million d’élèves et d’apprenants de français, un chiffre à mettre en relation avec les quelque 43 millions d’élèves et d’étudiants de français langue étrangère dans le monde et les 77 millions d’élèves et d’étudiants ayant le français pour langue d’enseignement dans 33 pays et régions dans le monde. 

Dans un contexte de pénurie budgétaire, le Quai d’Orsay est dans la nécessité de privilégier de plus en plus le dispositif culturel et scolaire, au détriment des crédits et des actions de coopération en faveur du français dans les systèmes éducatifs nationaux et des établissements d’enseignement supérieur étrangers. Evidemment, il ne s’agit pas d’abandonner les instituts et les alliances mais il faut concevoir une politique adaptée à nos moyens et à des objectifs stratégiques recherchant la meilleure efficacité. 

La promotion du français doit porter prioritairement sur le soutien à l’enseignement du et en français dans les systèmes éducatifs étrangers, dans le numérique et les réseaux sociaux. 

Imaginerait-on un seul instant que la situation de l’allemand en France reposerait sur l’enseignement de cette langue dans les instituts Goethe en France et dans les écoles allemandes ? C’est pourtant ce que prône aujourd’hui très largement la politique mise en place par le Quai d’Orsay en faveur du français. » 

Doit-on voir dans cette institution qu’est la Francophonie une forme moderne de l’impérialisme culturel de la France ou un instrument parmi d’autres de sa soft power ? 

Le site officiel vie-publique.fr propose un état des lieux de la pratique du français dans le monde et réaffirme la place que la Francophonie occupe dans le rayonnement culturel de la France[6]. De manière assez inédite depuis François Mitterrand et l’organisation des premiers sommets de la francophonie, Emmanuel Macron s’est emparé de la problématique francophone pour en faire l’une de ses priorités. 

En mars 2018, dans sa stratégie pour la langue française, tout en reconnaissant que « Le français s’est émancipé de la France, il est devenu une langue monde », le président de la République a souhaité développer l'enseignement français à l'étranger et a fixé comme objectif le doublement d'élèves inscrits d'ici à 2025. Dans le cadre de cette stratégie, un plan pour développer l'enseignement français à l'étranger a été présenté en octobre 2019. Or, comme le souligne de manière particulièrement explicite Jean-Jacques Kourliandsky, directeur de l’Observatoire de l’Amérique latine de la Fondation Jean Jaurès, dans un article publié à l’issue de la semaine de la francophonie de 2023 sous l’intitulé ‘Paradoxe de la francophonie : un espace organisé en quête de sens’ :  « 

De fait, la France – pays central du monde d’expression française – réduit progressivement la légitimité et la pertinence de continuer à s’exprimer, à écrire, à travailler et à se détendre en français. En dépit de la Constitution qui, dans son article 2, indique que « La langue de la République est le français » et de la loi 94-665, dite « Toubon », du 4 août 1994, qui a pour objet de protéger consommateurs et salariés contre tout usage abusif de l’anglais. […] Aujourd’hui, on assiste à la construction d’une programmation des cerveaux posant l’anglo-américain comme « clef du succès ». 

Le français et la culture qui lui est attachée sont exigés pour tout étranger souhaitant acquérir la nationalité française. En revanche, la norme sociale imposée comme allant de soi, nouvel avatar de la « servitude volontaire », prime la substitution de la langue française par l’anglo-américain, et la culture qui l’accompagne : réalisation individuelle, rêve américain, bien-être personnel, technologies de pointe, nourriture, chansons, séries, etc. La langue, dans un tel contexte, s’imprègne de plus en plus de termes venus d’outre Atlantique. 

Les mots reflétant des réalités nouvelles sont de moins en moins traduits. Il faut pour savoir exactement de quoi il s’agit se reporter à une source linguistique canadienne et québécoise. 

Et de plus en plus de mots français usuels sont remplacés par leurs équivalents anglo-américains. Ce phénomène est lisible dans les enseignes commerciales. Les magasins de plus en plus ne sont plus « ouverts » et « fermés », mais « open » et « closed ». Depuis quelques mois, les coiffeurs et leurs salons sont remplacés par des « barber shops ». Le calendrier social et commercial est de plus en plus rythmé par des « fêtes » venues du monde anglo-saxon : Saint Patrick, Halloween, Black Friday, etc. « La couche yankee […] au sein de la société française, est relativement récente », ont signalé dans une publication récente Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely.

 « Mais cette strate culturelle a vu son épaisseur se renforcer ». Au point qu’aujourd’hui, « les États-Unis sont une passion française »11

L’université participe à la légitimation de ces évolutions culturelles et linguistiques. Soit en ironisant sur ceux qui prétendent préserver la priorité accordée au français dans la vie sociale, soit en les « ringardisant ». Un éminent directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), Philippe d’Iribarne, a écrit sur le sujet un livre révélateur du méridien de référence des élites intellectuelles et marchandes, L’étrangeté française. Étrangeté au regard de la langue et de la norme désormais dominantes, et légitimées comme telles, qui seules permettent, selon la professeure de lettres et traductrice Pascale Casanova, « d’évaluer, mesurer et comparer ». »[7] 

Dans le contexte international contemporain, nul ne peut douter que la promotion et la sauvegarde d’une langue demeure un enjeu civilisationnel majeur en même temps qu’un enjeu de puissance culturelle. Le français n’échappe pas à un tel constat. A en juger par le discours qu’a prononcé en 2019 le président Emmanuel Macron à l’Académie française où il a dévoilé son "grand plan pour la promotion de la langue française", la responsabilité de la gestion de la puissance culturelle de la langue française doit être partagée. « La France doit aujourd’hui s’enorgueillir d’être un pays parmi d’autres, qui apprend, parle et écrit en français" a dit le président de la République. « C’est ce décentrement qu’il nous faut penser. Le français s’est émancipé de la France, il est devenu cette langue monde, cette langue archipel »[8]

 Cet article est extrait d’un article éponyme du même auteur publié sur le site academia.edu => 

https://www.academia.edu/91937727/De_quoi_la_francophonie_est_elle_le_nom_