Albéna DIMITROVA / "Filles de l'Est, Femmes de l'Ouest ». Interview.

Née à Sofia en 1969, Albéna Dimitrova rejoint la France quelques mois avant la chute du Mur de Berlin. Evénement qu'elle observe en images sans comprendre les commentaires, les seuls mots dont elle dispose en français à cette époque étant « bonjour » et « voyage ». Depuis, cette langue est devenue pour elle une terre d'accueil sans pareil. En tant qu'économiste, elle a effectué des recherches sur les risques systémiques appliqués à la privatisation et à la corruption dans les pays de l'Est. Elle a été secrétaire générale de l'Alliance France-Bulgarie, où elle s'est penché avec un regard aiguisé sur les métamorphoses de ces deux sociétés dans les domaines les plus divers : économique, social, universitaire, culturel et artistique. Depuis 2006, elle se consacre entièrement à l’écriture, à la dramaturgie et à la présentation de spectacles vivants. Elle a dirigé la programmation artistique du Festival international de danse contemporaine de Sofia (SDW) entre 2007 et 2012. 

Interview réalisée par Jean-Claude MAIRAL / 10.02.2023 

I-Dialogos : J'ai beaucoup apprécié votre livre par la lucidité des témoignages d'écrivaines nées en Bulgarie, en Tchécoslovaquie, en Pologne, en Roumanie, en Estonie, en URSS, en Yougoslavie et qui désormais vivent en Europe de l'Ouest. Vous donnez à voir et à comprendre ce que fut votre vie à l'Est et ce qu'est désormais votre vie à l'Ouest. Certes vous viviez toutes à l'Est dans des pays au gouvernements communistes, mais il y avait pourtant des réalités différentes selon les pays dans de nombreux domaines. Prenons la question des libertés et de la libre circulation hors des frontières. Énormes différences entre la Yougoslavie que j'ai découvert en 1970 et par exemple l’URSS ! 

Albéna Dimitrova : Oui, votre observation est très juste. Et d’ailleurs, c’est en discutant entre nous pour la préparation du livre que moi-même j’ai pu découvrir l’étendue des nuances. Nous pouvons presque dire qu’il y a eu autant de régimes communistes que de pays et de dirigeants, ce qui confirme qu’au-delà de la question idéologique du communisme, la véritable caractéristique de ces régimes est d’être des régimes d’un culte de la personnalité du chef du parti avec une acceptation profonde des structures de type monarchique qui avaient le pouvoir d’anoblir ceux qui servaient le mieux « le monarque ». Je constate, que l’empreinte laissée sur les comportements en Bulgarie, n’est pas tant l’empreinte communiste ou collectiviste mais celle de la personnalité de Zivkov et de son entourage, après 47 ans à la tête du pays. Or, Zivkov était un paysan-gardien de troupeau pour qui toute brebis voulant aller ailleurs, se nourrir différemment ou souhaitant prendre une direction autre que celle indiquée par le berger en chef, devait être sanctionnée et remise de force dans le sillage du troupeau. 

I-D : Par-delà vos parcours de vie différents, qu'est-ce qui vous a poussé à écrire ce livre, 30 ans après la chute du mur ? 

AD : Précisément, les 30 ans ! Le temps long est indispensable pour avoir le recul nécessaire et pouvoir nommer. On voit bien aujourd’hui que « La Fin de l’Homme Rouge » a été écrit presque trop tôt. Il faut plusieurs décennies avant que les héritiers de ces régimes expriment réellement leur rapport à l’héritage reçu et en 30 ans, la relève des enfants des anciens dirigeants est tout juste en train de se produire. Aujourd’hui encore, il est presque trop tôt pour savoir comment vont se comporter les fils et les filles des oligarchies post-communistes. Nous sommes encore face à la première génération après les changements. Poutine et ses oligarques sont tout juste face au problème de transmission et de testaments à établir. Leur descendance a été massivement éduquée par l’Occident mais la façon de penser est formée par l’environnement familial, le choc et le grand écart est à venir avec la mort des patriarches à la tête de fortunes colossales. En racontant ce que chacune de nous avait vécu dans l’enfance et la prime jeunesse, nous donnons peut-être une grille de lecture de la façon dont peuvent être formatés les esprits dans ces sociétés. 

I-D : Vos témoignages donnent une vision duale du parcours de vie de femmes et non binaire entre le Bien et le Mal. C'est extrêmement rare pour être souligné. Ayant fait circuler le titre de votre livre dans mes réseaux, je peux vous indiquer que j'ai eu des retours positifs. Ainsi un ami, ancien diplomate m'écrit, à propos du contenu du livre : "C’est en effet la réalité car plus je vais à Berlin depuis plus de trente ans, plus je réalise combien la vie n’était pas si mal à l’Est, hormis les privations de liberté politique". N'est-ce pas un élément de satisfaction pour vous ? 

AD : Très honnêtement, non, pas du tout. C’est l’illusion de la propagande. Une propagande sur l’autonomie et la place laissée aux femmes, une propagande sur l’égalité, sur les moyens de vie redistribués à tous. C’est juste une propagande qui exploite les défauts et les faiblesses des sociétés actuelles. « La liberté politique » tout comme la Liberté tout court, sont des valeurs essentielles pour l’estime de soi et pour le plaisir d’avancer et de s’accomplir. C’est exigeant, c’est responsabilisant, c’est même très difficile, mais sans cette dimension de la vie, regardez à quoi ressemblent les Russes aujourd’hui ! Qui a envie d’une vie de mouton pour ses enfants ? Regardez comment les jeunes Russes fixent leurs pieds lorsqu’on leur demande leur avis sur la guerre, pétris de peur et perdus, sans savoir réellement ce qu’ils en pensent eux-mêmes et finalement prêts soit de fuir, soit de mourir, mais incapables de se révolter… Non et non à une telle « meilleure vie » sous prétexte que les maîtres s’occupent pour qu’on soit nourris. Je préfère de loin les jeunes en France qui se posent des questions, qui se cherchent et qui réagissent à ce qui leur semble injuste. Les sociétés démocratiques sont plus lentes, plus bordéliques, chaotiques parfois, mais à chaque fois qu’une force injuste et inacceptable essaie de s’emparer durablement de l’avenir, la société devient plus forte. Par exemple, aujourd’hui en Occident, l’idéologie de l’École de Chicago touche à ses propres limites. Les doctrines sur la répartition des richesses deviennent obsolètes et contreproductives, alors, les gens expriment le mécontentement, poussent à chercher des solutions, demandent des réparations. C’est lent, c’est difficile, c’est parfois même désespérant mais la résistance est là ! Et cette résistance est authentique et bien plus forte qu’il n’y parait. Trump, Bolsarano et d’autres avant eux ont essayé à tuer la démocratie, à exploiter les peurs populaires, à annihiler les résistances par tous les moyens, mensonges, corruption, mais ils n’y sont pas parvenus et cela non pas parce que les Américains ou les Brésiliens sont plus résistants mais parce qu’ils ont été exposés à ce traitement pour une durée courte. Il y aura toujours des opposants à la démocratie, mais imaginez à quoi ressemblerait une Amérique dirigée 47 ans par le même bonhomme. Non, je ne suis pas d’accord avec votre ami diplomate ! Avoir un bout de pain et un toit sur la tête aux prix de « juste » accepter de se taire est une torture écrasante, insidieuse et destructrice in fine. C’est un piège qu’utilisent les dictateurs pour durer, en promettant de veiller à ce que tout le monde ait du pain et où dormir. La misère est un fléau à combattre de toutes nos forces, mais le prix de la misère que l’absence de liberté crée dans l’individu est un massacre tout aussi horrible. 

I-D : Vos écrits nous sortent des visions souvent manichéennes (le triomphe du bien contre le mal) développées à l'Ouest ou nostalgiques toujours à l'Ouest de la vision idéalisée, encore présente chez un certain nombre de personnes. Le livre montre que la réalité est toujours plus complexe et diverse que ce que l'on nous montre ou que l'on nous a montré à l'Ouest comme à l'Est. En ce sens votre livre n'a-t-il pas a une portée philosophique et pousse à la réflexion sur la manière d'appréhender la réalité des faits dans l'Histoire ? 

AD : Tout témoignage d’une expérience à l’intérieur des événements de l’Histoire est un acte philosophique, et le nôtre vient d’une Histoire très proche alors il est d’autant plus résonnant peut-être. N’oubliez pas, lorsque vous critiquez les visions « idéalisées de l’Ouest » que les pays de l’Est eux aussi ont eu leurs visions idéalisées et qu’aujourd’hui, ces visions de l’Est sont devenues meurtrières. Je suis d’accord avec vous, nous sommes tous dans une Histoire où on peut faire énormément de Mal au nom du Bien. C’est le destin des humains, nous avons cette dimension de distinction entre le Mal et le Bien dans l’existence et c’est précisément pour cette raison qu’il est fondamental d’être éveillé et vigilent à tout instant, car l’usurpation du Mal et du Bien est à la portée de main de chaque société humaine. Il n’est pas étonnant que la première chose qu’un régime abusif recherche c’est l’adhésion non critique à ce qui est et ce qui n’est pas le Bien. Aucun dictateur ne se réclame du Mal, Hitler se vivait comme un sauveur du Bien… La ligne de démarcation de chaque société est une affaire grave qui a besoin d’utopies collectives. C’est un processus nécessaire pour la constitution des valeurs et de ce qui nous unis en société. Aujourd’hui, on peut déplorer dans le monde libre d’avoir laissé dessiner cette démarcation par un seul pouvoir monolithique : le pouvoir d’achat. Depuis quelques décennies en France nous nous comportons comme si à lui seul, ce pouvoir-là saurait distinguer à notre place ce qui est bien et ce qui est mal et nous soumettons presque la totalité de nos règles et choix de société à ce pouvoir-là. Or, on constate qu’au nom de ce pouvoir on détruit la Planète, on délocalise la fabrication des masques dont on avait besoin dans l’épidémie, on maltraite les vieux dans les maisons de retraite, on affame des populations entières… Il est peut-être temps de cesser de réduire nos actions et décisions en fonction du seul « le pouvoir d’achat » et considérer un ensemble plus large de pouvoirs pour définir l’acceptable.  En tant que société, nous sommes en droit de nous demander en quoi est-il acceptable qu’un patron d’entreprise gagne trois cent fois le salaire d’un employé de base ? ; en quoi est-il acceptable que des paradis fiscaux soient créés en toute légalité ? ; en quoi est-il acceptable qu’une personne âgée ayant travaillé toute sa vie ne puisse pas finir ses jours dans la dignité et le respect ? ; en quoi est-il acceptable que la science et la recherche fondamentale soient dépendantes des critères de rentabilité immédiate ? ; en quoi est-il acceptable que la presse libre soit possédée et concentrée entre les mains de quelques oligarques…    

En vous écoutant, je pense à mon propre parcours. En 1970 je suis allé dans l'ex-Yougoslavie, en 1974, en Bulgarie et en 1979 en URSS (Moscou et l'Ouzbékistan). J'étais heureux de découvrir ces pays. Pour moi, suite à cette visite, la comparaison entre l’Ouzbékistan et les pays limitrophes (Pakistan et Afghanistan) me confirma la justesse de l’affirmation à l'époque sur le « bilan globalement positif des pays socialistes ». Je suis retourné à l'Est dans les années 2000. Bulgarie où je fus stupéfait de découvrir des personnes âgées mendiant dans les rues, de constater que ce qui était le verger du Comecon, importait désormais, légumes et fruits, Roumanie, Tchéquie, Hongrie, Serbie, Slovénie, Croatie et Bosnie-Herzégovine, dévasté par la guerre. Vous êtes des filles de l'Est, femmes à l’Ouest, moi je suis fils de l'Ouest dont le cœur fut à l'Est pendant longtemps. C'est pourquoi je vous remercie pour ce livre.

I-D : Comment ne pas penser à l'Ukraine et au drame que vit son peuple ? En quelques lignes et avec émotion, vous exprimez vos sentiments. Le passé et ses drames ressurgissent. Les propos de Sonia Ristic m'ont interpellé, indiquant "Nous sommes les additions des traumatismes que nous avons occultées, ainsi que ceux que les générations précédentes, dans le silence, nous ont transmis. Et il suffit parfois d'une seule image pour que tout ce que nous avions remisé dans les greniers de la mémoire ressurgisse". N'est-ce pas le cas dans l'Histoire de la plupart des pays à l'Est comme à l'Ouest ? 

AD : Les mots de Sonia sont d’une grande force et oui, cela est vrai pour la vie de tout être humain et c’est peut-être la prise de conscience sur cette dimension-là qui nous relie. Mais n’oublions pas, personne n’est à l’abri de reproduire une horreur. La mémoire peut engendrer à la fois nos désirs de « plus jamais ça » et malgré tout aussi la fatalité de reproduire exactement ce qu’on rejette. Mais ce qui est le plus beau dans l’être humain, c’est de pouvoir reconnaître sa fragile constitution, aspirer à une critique de soi et vouloir travailler sur sa prise de conscience libre, vouloir apprendre de ses erreurs... C’est un chemin sans bout, mais c’est un chemin qui nous garde en vie.  

I-D : Les Paroles de Sonia Ristic me font revenir à celles d'un de mes oncles, résistants pendant la guerre, commandant un groupe de partisans, qui au lendemain de l'effondrement de l'URSS, bien que non communiste, avait des regrets dans la voix. Car pour lui, me disait-il "la victoire de l'armée rouge à Stalingrad a été le début de l'espoir, nous avions désormais la certitude que nous pouvions vaincre l'armée allemande et le nazisme". Et c'est au nom de la guerre patriotique et de la lutte contre le nazisme que Poutine et son armée martyrise le peuple ukrainien. Un sacré renversement de l'Histoire. Croyez-moi, pour le fils de résistant et neveu de 3 oncles également résistants, dont leur père était immigré espagnol, ce qui se déroule en Ukraine, est aussi un traumatisme. Il n'est pas possible d'accepter l'agression russe sur l'Ukraine, mais il n'est pas possible non plus de rejeter dans les poubelles de l'Histoire, du fait de cette agression, les dizaines de millions de morts soviétiques qui par leur sacrifice ont permis à l'Europe de se libérer du nazisme. Cruel dilemme ! 

AD :  Justement, ce dilemme n’existe pas ! Ce n’est pas parce qu’à un moment de l’Histoire, les Russes ont arrêté les nazis qu’à un autre moment de l’Histoire ils peuvent s’octroyer le droit de reproduire une horreur ! Dire stop à la Russie d’aujourd’hui n’est nullement renier sa bataille historique. C’est Poutine qui essaie de nous mettre devant un « cruel dilemme », de nous faire croire qu’un tel dilemme existe en superposant deux expériences traumatiques. C’est ainsi qu’il sème la confusion dans les esprits pour immobiliser nos actes, pour nous faire tergiverser et perdre notre discernement face à l’inacceptable. C’est une méthode psychologique kgbiste d’une redoutable efficacité !  Regardez les chars allemands d’aujourd’hui, ils sont enfin dans la bataille pour protéger des populations et personne, hormis Poutine, ne fait plus l’amalgame avec les chars allemands qui, à une autre époque, ont écrasé des populations libres… Les chars allemands d’aujourd’hui n’enlèvent en rien l’horreur des chars allemands de hier, alors en quoi l’horreur russe d’aujourd’hui saurait annuler le courage russe de hier ? Le travail sur la conscience collective en Allemagne de l’Ouest est justement un exemple de ce que les anciennes sociétés communistes n’ont jamais voulu faire véritablement, la lustration. Encore aujourd’hui, les nazis de la deuxième guerre mondiale en l’Allemagne de l’Est ont été protégés, leurs noms effacés des listes et leurs actes abjectes sont restés dans l’opacité puisqu’ils ont rejoint les rangs communistes soviétiques. Et c’est précisément parmi la population issue de l’ex Allemagne de l’Est que les néo-nazis d’aujourd’hui recrutent des adhérents pour renforcer leurs rangs. C’est exactement cette même manipulation et amalgame que les Russes d’aujourd’hui fabriquent en Afrique… Il n’y a pas de dilemme ! Pour nous tous, êtres humains, il est vital de lutter contre l’obscurantisme des amalgames qui exploitent nos traumatismes. Le colon blanc est une abjection, les suprémacistes blancs et leurs tentatives sont à combattre, mais la France d’aujourd’hui a droit de se chercher et d’être une autre France en Afrique. Il est tellement triste de voir comment les populations africaines sont manipulées par le pouvoir russe d’aujourd’hui qui en ravivant les anciens traumatismes de l’esclavagisme pousse les Africains à perdre leur discernement et à se soumettre sous la botte russe cette fois-ci. J’ai envie de dire haut et fort aux peuples d’Afrique, ne tombez pas dans le panneau ! Il n’y a pas plus racistes et ouvertement racistes que les anciennes sociétés communistes qui n’ont jamais fait leur travail de prise de conscience et de reconstruction réelle. La Russie d’aujourd’hui érige à nouveau le buste de Staline. Peuples d’Afrique n’occultez pas ce retour assumé de vos prochains colons véritables ! Les Russes d’aujourd’hui vous disent exactement ce que vous voulez entendre en ravivant vos blessures anciennes mais les ravages de cette nouvelle occupation reproduiront des plaies béantes pour vos enfants. 

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